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Dany Laferrière : la littératur­e, cette chose qu’on fait à deux

- Élise Jetté

Entre Port-au-Prince, PetitGoâve, Miami et Paris, où il siège à l’Académie fran‐ çaise depuis 10 ans, Dany Laferrière se dépose aussi souvent que possible chez lui, à Montréal.

À 70 ans, après cinq dé‐ cennies à maîtriser le savoirfair­e des mots, l’écrivain rap‐ pelle que son héritage litté‐ raire ne sera jamais une série d’histoires figées dans le temps.

Les pages prennent vie lorsqu’on les touche, les mots s’incarnent lorsqu’on les lit. La personne qui se laisse em‐ porter par ses livres fera tou‐ jours la moitié du travail litté‐ raire.

Avant de rentrer à Paris, Dany Laferrière effectue ce samedi un dernier arrêt à Montréal, à la librairie Monet, pour déposer entre les mains des lectrices et lecteurs, Un certain art de vivre, paru en mars.

Le vrai lecteur est invi‐ sible, c’est ça le charme, sou‐ tient d’emblée Dany Lafer‐ rière. Il nous connaît, on ne le connaît pas. Il y a beaucoup de turbulence dans tout ça.

Dans les écoles, les librai‐ ries, les salons du livre, les bi‐ bliothèque­s, j’ai rencontré des gens, mais la véritable lectrice, je ne l’ai jamais ren‐ contrée. Elle se retrouve seule avec moi. C’est une ren‐ contre intime, profonde. La rencontre personnell­e et concrète est éliminée et su‐ blimée par la lecture.

Dany Laferrière, en entre‐ vue

Un certain art de vivre, paru aux éditions du Boréal le 12 mars dernier, s’adresse à deux types de lecteurs et lectrices.

D’abord les personnes qui connaissen­t les écrits de l’au‐ teur et qui reconnaîtr­ont les formules, les passerelle­s, les personnage­s, même. Mon style, mon art d’écrire, c’est la roue qui, pour avancer, doit tourner sur elle-même, ex‐ plique-t-il.

Le livre est dédié au se‐ cond type de lecteur, celui qui ne me connaît pas du tout, qui s’adonne à une ren‐ contre avec l’ambiance intel‐ lectuelle dans laquelle je me baigne et je l’invite à me re‐ joindre dans la baignoire. L’eau permet à la peau de faire apparaître les récits qui sont sur sa surface.

Notre peau est un parche‐ min qui porte tous les récits du monde.

Dany Laferrière, en entre‐ vue

Comment prendre un livre, le feuilleter, y entrer et vivre? Comment l’entendre, s’y fondre et y mourir?

Dany Laferrière refuse d’offrir l’ombre d’une réponse aux questions qui pourraient agir comme un mode d’em‐ ploi à la lecture de ses oeuvres.

Je ne peux pas être à la fois celui qui fait à manger et qui dit comment manger, lance-t-il.

La lecture est une sensibi‐ lité qui en rencontre une autre. Quand quelqu’un lit mon livre avec sa sensibilit­é, il l’explique à quelqu’un d’autre et lui raconte en te‐ nant compte de la sensibilit­é de cette personne. Et un jour, dans les mots de l’autre, j’en viens à ne plus reconnaîtr­e mon propre livre, poursuit-il.

Je rêve du jour où j’entre‐ rai dans un livre pour ne plus jamais en ressortir

mais il faut savoir dans quel livre on voudrait finir ses jours. Cette idée mute chaque fois qu’elle croise

une nouvelle et ainsi de suite

jusqu’à ce que je ne la re‐ connaisse plus.

Elle reviendra car il n’y a pas dans le monde

tant d’idées qui me font autant vibrer.

- Dany Laferrière, Un cer‐ tain art de vivre

Lire les livres pour s'y reconnaîtr­e

Le Québec sera à l’hon‐ neur du Salon du livre de Pa‐ ris, du 12 au 15 avril pro‐ chain. Dany Laferrière ne cherche pas à sous-entendre que la littératur­e québécoise est différente ou qu’elle se distingue d’une quelconque façon, il tient plutôt à faire valoir toutes les similarité­s qui émanent des plumes les plus distinctes.

Je peux écrire un livre dans lequel, au Japon, on se reconnaîtr­a davantage qu’ici. Il n’y a pas d’ailleurs, vrai‐ ment. On écrit de l’universel. On a trop cherché à faire des frontières. La bibliothèq­ue est là pour nous dire qu’il n’y a pas d’ailleurs.

Dany Laferrière, en entre‐ vue

Au cours de ses voyages, l’écrivain se place dans la quête de tout ce qui unit les humains.

Je ne cherche pas les choses différente­s, je cherche pourquoi, au Japon, on étend son linge dans l’ar‐ rière-cour comme à Mon‐ tréal. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas que quelqu’un fasse un plat différent et se singu‐ larise, ce qui m’intéresse, c’est que quelqu’un prenne un oeuf, l’ingrédient le plus commun, et en fasse une omelette complèteme­nt dif‐ férente.

Le livre, une oeuvre qui se vit à deux

Durant toute la durée de la conversati­on, Dany Lafer‐ rière réitère plusieurs fois que la littératur­e est l’oeuvre de deux personnes.

L’autre a son mot à dire. L’autre qui lit. On se de‐ mande souvent, comment font-ils pour nous raconter encore une histoire d’amour? Dans toutes les langues! Et moi, je réponds que peutêtre que ça a été écrit, mais pas par moi. Et ce que je n’ai pas encore écrit, n’a pas en‐ core été lu par toi. Et c’est ce qui rend toutes les expé‐ riences de littératur­e si singu‐ lières.

En refusant que la littéra‐ ture devienne un bien ou un produit de consommati­on, un certain détachemen­t par rapport au succès survient : Je ne me demande jamais si ce que je fais est original, dit Dany Laferrière.

Vous décrivez l’hiver, je décris l’été. Je ne pense pas que votre singularit­é sera d’avoir écrit l’hiver, alors que j’écris l’été. Votre singularit­é sera votre façon à vous de bien écrire au sujet de l’hiver.

Dany Laferrière, en entre‐ vue

70 ans de vie, 50 ans d’écriture

Face à la pression de trou‐ ver un nouveau sujet d’écri‐ ture, de nombreux question‐ nements happent les per‐ sonnes de lettres, mais Dany Laferrière vogue pour sa part sans inquiétude. Je ne parle que de moi, moi n’étant ja‐ mais le même, lance-t-il.

Il affirme parler de soi puisque l’être humain est animé par sa curiosité envers les autres.

Cette façon d’intéresser le lecteur, c’est de ne pas lui donner l’impression que je regarde dans le trou de la serrure de son appartemen­t, mais il arrivera un moment où il comprendra néanmoins que même si je parle de moi, je parle de lui.

Les mots dans les doigts depuis 50 ans, l’écrivain pré‐ fère ne pas s’intéresser à ce qui rend son oeuvre impor‐ tante et refuse de nommer un de ses livres qui détrône‐ rait tous les autres.

Un véritable écrivain, n’écrit qu’un seul livre et il le réécrit. Le livre le plus impor‐ tant, c’est souvent celui que le lecteur n’aime pas beau‐

coup. Et si on demande à la lectrice, lequel de mes livres est son préféré, la réponse ne dit rien sur moi, mais beaucoup sur elle.

Dany Laferrière, en entre‐ vue

Un mot qui désigne la victoire

En siégeant à l’Académie française depuis maintenant dix ans, Dany Laferrière a ac‐ compli plusieurs choses, dont certaines le rendent particuliè­rement fier. Il est notamment à l’origine de l’en‐ trée de Germaine Guèvre‐ mont et son Survenant, dans les pages des dictionnai­res.

J’ai aussi fait entrer le mot "Vertières", dit-il fièrement. C’est l’endroit où s’est dérou‐ lée la dernière bataille de la guerre coloniale entre Haïti et l’armée napoléonie­nne et c’était la victoire de l'armée haïtienne qui faisait en sorte que, pour la première fois dans l’histoire du monde, un peuple d’esclaves avait vaincu une armée colonisa‐ trice. Le premier pays de l’histoire humaine à avoir été fait par d’anciens esclaves.

Vertières ne figurait dans aucun dictionnai­re français. Dany Laferrière a mené le combat de le faire citer dans le grand dictionnai­re de l'Aca‐ démie française en s’en ser‐ vant pour illustrer un des exemples du mot victoire.

Dix romans en un

Au sujet d’Autobiogra­phie américaine, compilatio­n d’une dizaine de ses livres, parue le 5 avril dans la collec‐ tion Bouquins, Dany Lafer‐ rière aborde immédiatem­ent le temps. Celui qu’on prend pour lire et s’intéresser à une oeuvre.

Devant les 1300 pages de son ouvrage, il se souvient de Si par une nuit d'hiver un voyageur d’Italo Calvino.

On ne peut lire de longues oeuvres que si on a du temps en réserve, dit Dany Lafer‐ rière avant de citer le début de l’oeuvre de Calvino

Tu es sur le point de com‐ mencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Dé‐ tends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estom‐ per dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte; là-bas la télévision est toujours allu‐ mée. Dis-le tout de suite aux autres : "Non, non, je ne veux pas regarder la télévision". Lève la voix, sinon ils ne t’en‐ tendront pas : "Je suis en train de lire! Je ne veux pas être dérangé".

extrait de Si par une nuit d'hiver un voyageur d’Italo Calvino

Pour Dany Laferrière, il faut un espace mental et le temps pour s’y arrêter. Quand j’ai lu Guerre et Paix, je partais pour une résidence d’écriture de trois mois à Flo‐ rence et je n’ai amené que ce livre.

Ce qu’il reste à écrire

Dany Laferrière est convaincu que le sujet de tous ses écrits sera toujours lui-même.

L’écrivain a une musique dans sa tête que personne ne peut entendre et il doit seulement trouver un moyen de la matérialis­er, explique-til. Je suis le parchemin, je ne suis pas le sujet. Je n’écris pas sur moi, j’écris à partir de moi. Et je n’ai donc jamais de problème de page blanche. Si je n’arrive pas à écrire, je ré‐ écris. Je suis écrivain donc je n’ai pas de projet. Écrire est une condition.

Impossible de parler au‐ tant des mots avec Dany La‐ ferrière sans lui demander quels sont ses préférés.

Étincelle , nomme-t-il, comme une magnifique in‐ carnation de ce qui peut être très petit et pourtant mettre le feu à la plaine ou à l’esprit.

Le mot tristesse n’est pas pour lui une condition qui naît de la peine.

C’est l’enfilade de "s", pré‐ cise-t-il. Il y a quelque chose dans les pierreries. Je vois une petite boîte à bijoux. Ça scintille, la tristesse. Vous ar‐ rivez dans une soirée avec un collier de tristesse. Les "s" sifflent et se cognent en‐ semble comme des perles. Très peu de mots provoquent cela.

Et pour toutes les per‐ sonnes qui sortiront d’une bi‐ bliothèque ou d’une librairie avec un livre de Dany Lafer‐ rière sous le bras, l’écrivain s’incline et ne demande rien d’autre que la chance d’occu‐ per un moment dans leur es‐ prit.

Il voudrait qu’elles prennent le temps. Je ne veux pas qu'elles retiennent quelque chose. Je veux que le livre les retienne.

Dany Laferrière présente Un certain art de vivre aux lecteurs et aux lectrices de Montréal, ce samedi 6 avril à la Librairie Monet, jusqu’à 15 h 30.

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