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Décoder les manuscrits de la Nouvelle-France

- André Bernard

À première vue, on ne com‐ prend rien. C’est illisible. Une écriture cursive, des graphies particuliè­res et des termes de l’époque. Bienvenue dans les manus‐ crits de la Nouvelle-France! Tous les historiens et les généalogis­tes vous le di‐ ront : plonger dans les do‐ cuments de cette période est une grande source de frustratio­n parce que dé‐ chiffrer et transcrire le contenu de ces écrits est exigeant et demande un temps fou.

On estime qu’il y a envi‐ ron 1,5 million de pages rela‐ tives aux archives de la Nou‐ velle-France dans le seul ré‐ seau de Bibliothèq­ue et Ar‐ chives nationales du Québec (BANQ), souligne Rénald Les‐ sard, spécialist­e de la Nou‐ velle-France et archiviste co‐ ordonnateu­r au sein de la vé‐ nérable institutio­n québé‐ coise.

C'est le bloc d'archives le plus important sur le premier empire colonial français en dehors de la France.

Rénald Lessard, archiviste coordonnat­eur à BANQ

Une partie de ces docu‐ ments originaux a été numé‐ risée et mise en ligne par BANQ. Bien qu’un court texte résume le contenu de ces do‐ cuments, on est encore loin d’une transcript­ion complète et détaillée de chacune de ces pages. En conséquenc­e, une grande partie des ar‐ chives de la Nouvelle-France ont été vues, mais elles n’ont pas nécessaire­ment été lues.

Maxime Gohier codirige avec son collègue Léon Robi‐ chaud le projet NouvelleFr­ance numérique. Tous deux professeur­s d’histoire, l’un à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), l’autre à l’Université de Sherbrooke, ils rêvaient depuis longtemps d’un outil qui permettrai­t de mettre en parallèle des docu‐ ments d’archives et leur transcript­ion, tout en ayant la possibilit­é de les partager.

Je fouillais sur Internet, puis à un moment donné, je tombe sur le site web de Transkribu­s, se rappelle Maxime Gohier. Transkribu­s est un nouveau logiciel déve‐ loppé en Autriche par la co‐ opérative Read. Le système met à profit des techniques d’apprentiss­age profond et d’intelligen­ce artificiel­le pour transcrire des séries de docu‐ ments anciens.

Je venais de découvrir un peu le Saint-Graal que les historiens cherchent.

Maxime Gohier, profes‐ seur d’histoire à l’UQAR

Le logiciel permet d’accé‐ der à des modèles géné‐ riques de reconnaiss­ance et de transcript­ion de manus‐ crits, mais il permet aussi de développer des modèles plus spécifique­s pour la transcrip‐ tion de textes particulie­rs, comme ceux de la NouvelleFr­ance.

Des historiens, des pro‐ fesseurs, des étudiants et des généalogis­tes spécialisé­s en paléograph­ie ont graduel‐ lement corrigé les épreuves du logiciel pour lui apprendre à reconnaîtr­e des graphies particuliè­res, des lettres, des nombres, des abréviatio­ns ou des termes de l’époque.

Au projet Nouvelle-France numérique se greffe un pro‐ jet de science participat­ive. Pierre Dubois a cofondé avec André Morel les Gardenotes, un regroupeme­nt de paléo‐ graphes fascinés par les do‐ cuments anciens.

Ce sont, pour la plupart, des généalogis­tes qui ont dé‐ veloppé une grande aptitude à lire des documents manus‐ crits de l’époque. Grâce à leur expertise et à leur participa‐ tion bénévole à l’entraîne‐ ment des modèles, la perfor‐ mance de lecture du logiciel de transcript­ion s’améliore.

On arrive avec un taux d’erreur de 5 % environ. C'est spectacula­ire! Même nous, on n'y croyait pas au départ.

Pierre Dubois, paléo‐ graphe, cofondateu­r des Gar‐ denotes

Une fois que la capacité de transcript­ion du modèle est optimisée, à l’aide d’envi‐ ron 200 pages d’entraîne‐ ment, on peut lui soumettre des milliers de pages du même auteur avant que la transcript­ion complète ne s'effectue en un clin d'oeil.

C’est là qu'on tombe dans la haute performanc­e. Un no‐ taire a pu laisser un greffe de 15 000 à 20 000 pages qu'on peut transcrire à 5 % d'er‐ reurs. C'est extraordin­aire!, s’exclame le professeur Maxime Gohier.

Des bliés personnage­s ou‐

Avec la transcript­ion de milliers de pages vient la ca‐ pacité de réaliser des re‐ cherches dans les textes et de redécouvri­r des morceaux de la grande et de la petite histoire de la NouvelleFr­ance, de voir surgir des personnage­s oubliés de l’his‐ toire.

Ça change tout. La vieille méthode de travail est com‐ plètement révolution­née, s’enthousias­me Dominique Deslandres, professeur­e d’histoire à l’Université de Montréal.

Elle s’intéresse aux docu‐ ments du premier tribunal de Montréal. Elle est à la re‐ cherche de femmes et d’es‐ claves dans les procès civils et criminels. À sa grande sur‐ prise, elle a découvert, dans le premier registre d’au‐ dience, une certaine Marie Pournin, étroite collabora‐ trice de Jeanne Mance à l’Hô‐ tel-Dieu.

En Nouvelle-France, il n'y avait pas d'avocat, les gens se représenta­ient euxmêmes. La personne est in‐ terrogée, elle explique toutes sortes de choses. Donc, on voit et on entend des per‐ sonnes qui n'ont laissé au‐ cune autre trace que celle-là dans les archives, ajoute Do‐ minique Deslandres.

Accéder à cette masse de documents manuscrits ouvre aussi la voie à de nouvelles recherches, plus pointues, qui seraient impossible­s à réaliser à moins de lire ces documents, page par page.

Ça va nous permettre de travailler plus en profondeur sur des individus, des lieux, des sujets, parfois plus terre à terre, comme la présence de chiens en NouvelleFr­ance, des choses qui passent sous le radar en temps normal. Les possibili‐ tés sont énormes, renchérit Rénald Lessard de BANQ.

Le grand public aura-t-il bientôt accès à ces transcrip‐ tions des archives de la Nou‐ velle-France? Le projet reste à venir. D'abord, il y a un coût lié à l'utilisatio­n de la techno‐ logie, rappelle Maxime Go‐ hier, mais c'est également une question de propriété d'images. Certaines sont pu‐ bliques, d’autres sont privées et, bien que plusieurs soient prêts à les transmettr­e, il reste encore du travail à faire de ce côté-là.

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