Décoder les manuscrits de la Nouvelle-France
À première vue, on ne com‐ prend rien. C’est illisible. Une écriture cursive, des graphies particulières et des termes de l’époque. Bienvenue dans les manus‐ crits de la Nouvelle-France! Tous les historiens et les généalogistes vous le di‐ ront : plonger dans les do‐ cuments de cette période est une grande source de frustration parce que dé‐ chiffrer et transcrire le contenu de ces écrits est exigeant et demande un temps fou.
On estime qu’il y a envi‐ ron 1,5 million de pages rela‐ tives aux archives de la Nou‐ velle-France dans le seul ré‐ seau de Bibliothèque et Ar‐ chives nationales du Québec (BANQ), souligne Rénald Les‐ sard, spécialiste de la Nou‐ velle-France et archiviste co‐ ordonnateur au sein de la vé‐ nérable institution québé‐ coise.
C'est le bloc d'archives le plus important sur le premier empire colonial français en dehors de la France.
Rénald Lessard, archiviste coordonnateur à BANQ
Une partie de ces docu‐ ments originaux a été numé‐ risée et mise en ligne par BANQ. Bien qu’un court texte résume le contenu de ces do‐ cuments, on est encore loin d’une transcription complète et détaillée de chacune de ces pages. En conséquence, une grande partie des ar‐ chives de la Nouvelle-France ont été vues, mais elles n’ont pas nécessairement été lues.
Maxime Gohier codirige avec son collègue Léon Robi‐ chaud le projet NouvelleFrance numérique. Tous deux professeurs d’histoire, l’un à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), l’autre à l’Université de Sherbrooke, ils rêvaient depuis longtemps d’un outil qui permettrait de mettre en parallèle des docu‐ ments d’archives et leur transcription, tout en ayant la possibilité de les partager.
Je fouillais sur Internet, puis à un moment donné, je tombe sur le site web de Transkribus, se rappelle Maxime Gohier. Transkribus est un nouveau logiciel déve‐ loppé en Autriche par la co‐ opérative Read. Le système met à profit des techniques d’apprentissage profond et d’intelligence artificielle pour transcrire des séries de docu‐ ments anciens.
Je venais de découvrir un peu le Saint-Graal que les historiens cherchent.
Maxime Gohier, profes‐ seur d’histoire à l’UQAR
Le logiciel permet d’accé‐ der à des modèles géné‐ riques de reconnaissance et de transcription de manus‐ crits, mais il permet aussi de développer des modèles plus spécifiques pour la transcrip‐ tion de textes particuliers, comme ceux de la NouvelleFrance.
Des historiens, des pro‐ fesseurs, des étudiants et des généalogistes spécialisés en paléographie ont graduel‐ lement corrigé les épreuves du logiciel pour lui apprendre à reconnaître des graphies particulières, des lettres, des nombres, des abréviations ou des termes de l’époque.
Au projet Nouvelle-France numérique se greffe un pro‐ jet de science participative. Pierre Dubois a cofondé avec André Morel les Gardenotes, un regroupement de paléo‐ graphes fascinés par les do‐ cuments anciens.
Ce sont, pour la plupart, des généalogistes qui ont dé‐ veloppé une grande aptitude à lire des documents manus‐ crits de l’époque. Grâce à leur expertise et à leur participa‐ tion bénévole à l’entraîne‐ ment des modèles, la perfor‐ mance de lecture du logiciel de transcription s’améliore.
On arrive avec un taux d’erreur de 5 % environ. C'est spectaculaire! Même nous, on n'y croyait pas au départ.
Pierre Dubois, paléo‐ graphe, cofondateur des Gar‐ denotes
Une fois que la capacité de transcription du modèle est optimisée, à l’aide d’envi‐ ron 200 pages d’entraîne‐ ment, on peut lui soumettre des milliers de pages du même auteur avant que la transcription complète ne s'effectue en un clin d'oeil.
C’est là qu'on tombe dans la haute performance. Un no‐ taire a pu laisser un greffe de 15 000 à 20 000 pages qu'on peut transcrire à 5 % d'er‐ reurs. C'est extraordinaire!, s’exclame le professeur Maxime Gohier.
Des bliés personnages ou‐
Avec la transcription de milliers de pages vient la ca‐ pacité de réaliser des re‐ cherches dans les textes et de redécouvrir des morceaux de la grande et de la petite histoire de la NouvelleFrance, de voir surgir des personnages oubliés de l’his‐ toire.
Ça change tout. La vieille méthode de travail est com‐ plètement révolutionnée, s’enthousiasme Dominique Deslandres, professeure d’histoire à l’Université de Montréal.
Elle s’intéresse aux docu‐ ments du premier tribunal de Montréal. Elle est à la re‐ cherche de femmes et d’es‐ claves dans les procès civils et criminels. À sa grande sur‐ prise, elle a découvert, dans le premier registre d’au‐ dience, une certaine Marie Pournin, étroite collabora‐ trice de Jeanne Mance à l’Hô‐ tel-Dieu.
En Nouvelle-France, il n'y avait pas d'avocat, les gens se représentaient euxmêmes. La personne est in‐ terrogée, elle explique toutes sortes de choses. Donc, on voit et on entend des per‐ sonnes qui n'ont laissé au‐ cune autre trace que celle-là dans les archives, ajoute Do‐ minique Deslandres.
Accéder à cette masse de documents manuscrits ouvre aussi la voie à de nouvelles recherches, plus pointues, qui seraient impossibles à réaliser à moins de lire ces documents, page par page.
Ça va nous permettre de travailler plus en profondeur sur des individus, des lieux, des sujets, parfois plus terre à terre, comme la présence de chiens en NouvelleFrance, des choses qui passent sous le radar en temps normal. Les possibili‐ tés sont énormes, renchérit Rénald Lessard de BANQ.
Le grand public aura-t-il bientôt accès à ces transcrip‐ tions des archives de la Nou‐ velle-France? Le projet reste à venir. D'abord, il y a un coût lié à l'utilisation de la techno‐ logie, rappelle Maxime Go‐ hier, mais c'est également une question de propriété d'images. Certaines sont pu‐ bliques, d’autres sont privées et, bien que plusieurs soient prêts à les transmettre, il reste encore du travail à faire de ce côté-là.