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Parfum d’inconfort au rayon des produits de fraîcheur vaginale

- Maude Montembeau­lt

« La négligence de l'hy‐ giène féminine, disent de nombreux médecins et psy‐ chiatres, peut être la cause de nombreuses tragédies conjugales. »

C’est en ces mots que la marque Lysol tentait de convaincre des femmes d’uti‐ liser son désinfecta­nt pour l’hygiène féminine, dans une publicité parue dans le jour‐ nal La Patrie, le 19 novembre 1939.

On pourrait croire que ce type de message appartient à une autre époque. Pour‐ tant, encore en 2024, la marque RepHresh suggère sur Facebook trois étapes pour une ambiance de SaintValen­tin réussie.

Allumez une bougie pour la romance; Prenez une menthe pour une haleine fraîche; Insérez le gel vaginal RepHresh, qui élimine les odeurs.

Ça aide à rester confiante et fraîche!, promet-on.

C’est une énorme indus‐ trie qui est constammen­t changeante, observe la Dre Geneviève Bois, qui se spé‐ cialise en santé de la femme.

On voit que les produits changent, mais que l'idée de‐ meure. Cet engouement-là pour essayer de nettoyer ou rafraîchir sa vulve semble continuer d'exister à travers les génération­s, constate la Dre Bois, qui demande aux autorités de se pencher sur cet enjeu. S'il y a pas un meilleur cadre réglementa­ire, ça va être une mode après l'autre et un produit domma‐ geable après l'autre.

L’existence de ces produits a aussi l’effet d’une douche froide pour la gynécologu­eobstétric­ienne Jeanne La‐ flamme. Ça envoie vraiment un mauvais message aux femmes que la vulve, c'est sale, la vulve, ça pue.

Au milieu de médica‐ ments, dans la section phar‐ macie, un large éventail de produits s'offre aux clientes. Douches, gels, lingettes, va‐ porisateur­s, nettoyants, etc. Santé Canada classe ces pro‐ duits comme des cosmé‐ tiques. Ils sont destinés à des femmes de tous les âges.

Selon une étude réalisée par l’Université Guelph, elles sont nombreuses à utiliser des produits qui ont en com‐ mun de miser sur la fraî‐ cheur vulvaire ou vaginale.

L’argent ne semble pas avoir d’odeur pour les com‐ pagnies qui commercial­isent les produits d’hygiène fémi‐ nine. Ça n'a aucune raison d'être là. C'est basé sur rien du tout, s'insurge la Dre Bois. Il y a beaucoup d'argent à faire, à jouer sur la l’insécu‐ rité que les femmes ont par rapport à leurs organes, ajoute-t-elle. Ces produits-là sont inutiles, puis ils sont même délétères pour la vulve, soutient la Dre La‐ flamme.

Les entreprise­s Vagisil, Re‐ pHresh et pHemme n’ont ja‐ mais répondu à nos nom‐ breuses demandes d’infor‐ mation. Quant à Summer’s Eve, la compagnie a refusé de participer à notre repor‐ tage.

Les deux médecins ré‐ clament plus d’études pour appuyer ce qu’elles constatent dans leurs cabi‐ nets. À l’heure actuelle, la lit‐ térature scientifiq­ue n’est for‐ melle que pour les effets né‐ fastes des douches vaginales. Selon des études, elles peuvent mener à des vagi‐ noses.

Ce qui est vraiment docu‐ menté, c'est que les douches vaginales sont un facteur de risque pour la vaginose bac‐ térienne, explique la Dre La‐ flamme. La vaginose, c’est quand il y a un débalance‐ ment au niveau du Ph. Les mauvaises bactéries vont ve‐ nir prendre le dessus. Ça va donner des sécrétions vagi‐ nales qui vont être très mal‐ odorantes, qui vont souvent sentir le poisson.

Sur la boîte des douches Summer’s Eve, des mises en garde sont faites. Il est dé‐ conseillé d’utiliser le produit en cas de symptômes d’in‐ flammation pelvienne ou d’infection transmise par le sexe ou le sang (ITSS). Il n’est pas question des risques possibles de vaginose sur le carton.

Pour moi, Santé Canada devrait retirer ça des ta‐ blettes puisque c'est prouvé dans la littératur­e que c'est un facteur de risque pour la vaginose bactérienn­e, plaide la Dre Laflamme. L’agence gouverneme­ntale répond que les cosmétique­s conte‐ nant une substance suscep‐ tible de nuire à la santé sont interdits.

En ce qui concerne les produits autres que les douches vaginales, ce sont souvent les parfums qui peuvent causer du tort au sexe féminin.

Lingettes à la fleur de pêche. Nettoyant qui sent le lilas du printemps. Vaporisa‐ teur à l’effet Island splash. Les options olfactives ne manquent pas. « Je ne suis pas sûre que c'est une bonne idée de s'aérosolise­r la vulve », soutient la Dre Bois. La Dre Jeanne Laflamme donne l’exemple des lingettes. Avec leur parfum, elles vont venir vraiment créer de l'irritation.

Pour les lingettes, elles notent qu’elles sont réser‐ vées à un usage externe. C'est une peau qui est plus fragile. Donc généraleme­nt, un produit qui devrait être pour usage externe ne de‐ vrait pas être mis sur la vulve, conclut la Dre Bois.

Une aura de légitimité

Testé sous contrôle gyné‐ cologique. Éprouvé en gyné‐ cologie. La marque de confiance la plus recomman‐ dée par les gynécologu­es.

Sur leurs boîtes ou leurs bouteilles, la majorité des compagnies écrivent avoir re‐ çu l’aval de médecins spécia‐ listes. Ces affirmatio­ns ne sont pas une référence cré‐ dible, selon les experts consultés, dont la Dre La‐ flamme. Quand on regarde pour une marque de confiance, pour les gynéco‐ logues, c’est un sceau d'ap‐ probation par la Société ca‐ nadienne des gynécologu­esobstétri­ciens, la SOGC.

Ça donne une fausse im‐ pression, renchérit le pré‐ sident de l’Ordre des phar‐ maciens du Québec, JeanFranço­is Desgagné. Ça donne un avis de sécurité ou d'effi‐ cacité qui n’est jamais relié à des vérités scientifiq­ues. Ça va favoriser la vente.

Pour la Dre Geneviève Bois, ces produits jouissent d’une apparence de légiti‐ mité, non seulement en rai‐ son des affirmatio­ns écrites sur les contenants, mais éga‐ lement par leur présence en pharmacie. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de pro‐ duits qui ne devraient sim‐ plement pas être tenus en pharmacie, que ça leur donne une aura de légitimité qui n'est pas défendable.

Selon le Règlement sur les cosmétique­s, les fabricants doivent apporter des preuves à l’appui de toute allégation figurant sur une étiquette ou dans une publicité et laissant entendre que la formulatio­n, la fabricatio­n ou l’efficacité du cosmétique ne portera pas atteinte à la santé de la personne qui l’utilise, précise Santé Canada.

Le pharmacien est res‐ ponsable de ce qu'il vend dans sa pharmacie

Pourquoi les pharmacien­s vendent ces produits-là, alors qu'on sait qu'ils sont inutiles et parfois délétères pour la santé de la femme? se ques‐ tionne la Dre Jeanne La‐ flamme.

Plusieurs experts avec qui

La facture s’est entretenue estiment que la présence des produits d’hygiène féminine, aux côtés des médicament­s, représente un problème car elle peut donner l’impression d’avoir été étudiée adéquate‐ ment. Ça laisse croire aux femmes, quand c'est vendu à côté d'une crème médica‐ mentée en vente libre, que c'est un produit légitime, que c'est un produit qui a été étu‐ dié de façon adéquate, ré‐ sume la Dre bois.

Je vous avoue qu'on a un certain inconfort, confie JeanFranço­is Desgagné. Selon lui, le malaise s’explique par le fait que des groupes ou des bannières peuvent exercer une forme de pression au‐ près des pharmacien­s afin qu’ils tiennent certains pro‐ duits. Au bout du compte, le pharmacien est responsabl­e de ce qu'il vend dans sa pharmacie. C'est l'ultime dé‐ cisionnair­e. Donc, la décision revient au pharmacien, tranche le président.

C’est aussi l’avis de l’Asso‐ ciation des bannières et des chaînes de pharmacies du Québec (ABCPQ). Lorsque les pharmacien­s propriétai­res choisissen­t de s’affilier à une chaîne ou à une bannière, des services de plano‐ gramme et de mise en mar‐ ché peuvent être offerts. Les pharmacien­s propriétai­res peuvent demander à leur chaîne ou bannière de retirer ou déplacer des produits, in‐ cluant les produits d’hygiène féminine, précise son pré‐ sident, Jean Thiffault.

Pour le président de l’Ordre, le statu quo est im‐ pensable. Un grand chantier est actuelleme­nt en cours à l’Ordre sur la cohérence des produits offerts en pharma‐ cie. Jusqu’ici, 80 % des 800 pharmacien­s qui ont ré‐ pondu à un sondage sur le sujet disent avoir un incon‐ fort marqué avec certaines gammes de produits, dont ceux destinés à la fraîcheur vaginale.

Ça va nous amener, je pense, à prendre certaines décisions ou à faire certaines recommanda­tions, soutientil, au sujet de cette consulta‐ tion.

Les produits amaigris‐ sants sont également dans la mire des pharmacien­s. En janvier dernier, La facture mettait en lumière les enjeux liés à la vente et à la promo‐ tion de ces produits en phar‐ macie.

Le pharmacien doit exer‐ cer la pharmacie avec com‐ pétence et selon les données scientifiq­uement accep‐ tables, stipule le code de dé‐ ontologie des pharmacien­s. Est-ce que les pharmacien­s enfreignen­t leur code en of‐ frant douches vaginales, lin‐ gettes, vaporisate­urs, gels et nettoyants?

Le bureau du syndic de l’Ordre précise qu’un phar‐ macien qui encourager­ait l’utilisatio­n de produits sans valeur thérapeuti­que ou po‐ tentiellem­ent nuisibles se re‐ trouverait à risque sur le plan déontologi­que. Les pharma‐ ciens ont le devoir d'encoura‐ ger des mesures qui contri‐ buent à l’améliorati­on de la santé.

Toutefois, la vente des produits de fraîcheur fémi‐ nine n’enfreint pas le code, précise le syndic. La vente de produits réglementé­s par Santé Canada à titre de cos‐ métiques ou de produits de santé naturelle (PSN) n'est pas considérée comme déro‐ gatoire à la déontologi­e.

Plaidoyer Santé Canada auprès de

Jean-François Desgagné dit intervenir régulièrem­ent auprès de Santé Canada pour qu’il resserre certaines normes. Le message à Santé Canada, c'est de première‐ ment nous répondre quand on leur parle. Puis de prendre en considérat­ion ce qu'on leur dit. Santé Canada devrait être un partenaire un peu plus actif avec les diffé‐ rents ordres profession­nels, espère-t-il.

Il est peu probable que Santé Canada s’implique pour faire cesser la commer‐ cialisatio­n des produits au pays, admet M. Desgagné.

Parmi les changement­s sou‐ haités en pharmacie, il serait réaliste, selon lui, que des af‐ fichettes soient apposées à côté des produits, que le pharmacien les place der‐ rière le comptoir ou même qu’il ne les vende plus dans sa pharmacie.

Je pense qu'il y a au moins de l'affichage qui devrait être fait en pharmacie, si ce n'est pas de tout simplement reti‐ rer ces produits-là, dit-il.

En cas de symptômes, consultez un profession­nel, conseillen­t les experts. Il faut être fière d'être une femme, il faut être fière de notre vulve, conclut la Dre Laflamme.

Avec la collaborat­ion de Bernard Leduc, Claude La‐ flamme et Charlotte Groulx.

Le reportage de la journa‐ liste Maude Montembeau­lt et de la réalisatri­ce Claude La‐ flamme sera diffusé mardi à 19 h 30 à La facturesur les ondes d'Ici-Télé.

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