L’intelligence artificielle à la rescousse du système de paye fédéral
Le gouvernement fédéral mise sur l’intelligence arti‐ ficielle pour régler des cen‐ taines de milliers de pro‐ blèmes de paye du système Phénix et pour développer son prochain outil de rému‐ nération. Ce projet tita‐ nesque, qui comporte bien des risques selon des syndi‐ cats, est toutefois loin de voir le jour.
Ottawa
espère
pouvoir compter sur l’intelligence ar‐ tificielle pour accroître la pro‐ ductivité des agents de rému‐ nération qui règlent les pro‐ blèmes de paye. Le premier volet d’un projet pilote réalisé cet hiver a donné des résul‐ tats positifs, affirme la porteparole de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), Michèle LaRose.
L’intelligence artificielle doit fournir des conseils pas à pas en temps réel [aux agents de rémunération], ré‐ pondre à [leurs] questions et effectuer des calculs d’après l’information qui figure dans les conventions collectives. Ultimement, certains aspects de leur travail pourraient être automatisés.
Cette technologie doit d’ailleurs assurer une partie du fonctionnement du futur système de rémunération qui remplacera Phénix. Le nou‐ veau logiciel sera aussi res‐ ponsable de la gestion des ressources humaines des fonctionnaires en centrali‐ sant leurs données, actuelle‐ ment réparties dans 32 logi‐ ciels distincts.
Des problèmes de paye qui perdurent
Pendant ce temps, des milliers de fonctionnaires et retraités, comme Isabelle Guilbault, souffrent toujours des ratés du système de paye Phénix. Son calvaire a commencé à l’automne 2022, lors d’un retour progressif au travail après un congé mala‐ die.
Elle affirme ne pas avoir eu de salaire pendant envi‐ ron un mois et demi. J’étais
en colère, je ne pouvais pas gérer ces émotions-là, mon médecin m’a remise en arrêt de travail, témoigne-t-elle.
Quelques mois plus tard, elle allait entamer un autre retour progressif, mais elle a plutôt décidé d’écouler des congés jusqu’à sa retraite, car elle craignait de ne pas être payée pendant cette période.
J’ai eu un stress tellement intense [à l’idée de] revivre ce que j’avais vécu, c’était im‐ pensable de repasser à tra‐ vers.
Isabelle Guilbault, fonc‐ tionnaire à la retraite
Après 35 ans de service au gouvernement fédéral, Isabelle Guilbault dit devoir vivre un deuil, car ce n’est pas ainsi qu’elle envisageait sa fin de carrière. J’aurais aimé tra‐ vailler avec mes collègues jusqu’à la toute fin.
Elle déplore avoir terminé sa vie professionnelle avec une amertume. Ses pro‐ blèmes de paye lui ont fait vivre toutes sortes d’émo‐ tions. C’est sans compter l’in‐ somnie et la fatigue.
Et Mme Guilbault n’est pas au bout de ses peines. Malgré plusieurs suivis, il lui est impossible de savoir quand elle pourra finalement obtenir son indemnité de dé‐ part qu’elle estime à plus de 40 000 $. Je n’ai aucune infor‐ mation, c’est ça qui est aber‐ rant.
C’est une somme sur la‐ quelle elle comptait pour concrétiser un de ses projets de retraite: construire une maison au coeur des Lauren‐ tides avec son conjoint. En attendant, tout est lent et les travaux s’étirent. Isabelle Guilbault a hâte de pouvoir passer à autre chose pour pouvoir vivre [sa] retraite pleinement.
Mais le gouvernement s’emploie actuellement à trai‐ ter en priorité plus de 600 in‐ demnités de départ datées de 2021 ou avant pour le printemps 2024, indique la porte-parole de SPAC, Mi‐ chèle LaRose.
Le Centre des services de paye prévoit ensuite traiter plus de 700 indemnités de départ datées de 2022 et de 2023 [...] au cours du présent exercice financier.
Un nouveau système en‐ core loin d’être parfait
C’est la firme Ceridian qui s’est qualifiée pour mettre à l’essai son système Dayforce visant à remplacer Phénix, qui connaît encore de nom‐ breux ratés.
En 2021, le gouvernement a signé un contrat pour effec‐ tuer des tests au sein de cer‐ tains ministères. Il n’en de‐ meure pas moins que 5 % des essais sont toujours non concluants, selon un rapport dévoilé cet hiver.
Certaines des lacunes considérées complexes pour‐ raient être réglées en simpli‐ fiant des politiques ou l’appli‐ cation des conventions col‐ lectives. Or, les changements proposés ne sont pas uni‐ quement sous le contrôle du gouvernement [...] l’accord des 17 agents négociateurs est nécessaire, souligne le rapport du gouvernement.
Le gouvernement juge que le système est viable. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il sera mis en oeuvre. D’autres tests seront néces‐ saires, car les essais ont été limités aux fonctions les plus cruciales pour la paye.
Ottawa doit décider au cours du printemps s’il va de l’avant avec ce logiciel. C’est à ce moment qu’une estima‐ tion des délais et des coûts totaux sera connue.
Le gouvernement a déjà dépensé 154 millions de dol‐ lars pour évaluer ses options de remplacement au sys‐ tème de paye Phénix.
Un projet risqué… sans divorce possible
Le futur système de paye, qui assurera aussi la gestion des ressources humaines, devrait fonctionner grâce à l’infonuagique, comme celui du gouvernement ontarien. Les données des fonction‐ naires seraient alors stockées dans un nuage informatique, à l'extérieur des bases de données du gouvernement.
Pour le professeur associé au département d’informa‐ tique à l’Université du Qué‐ bec à Montréal, Louis Martin, cette technologie comporte un élément de risque impor‐ tant. En transférant les infor‐ mations de ses employés dans un tel environnement, le gouvernement deviendrait dépendant du privé.
Il est à peu près impos‐ sible de divorcer après.
Louis Martin, professeur associé au département d’in‐ formatique à l’Université du Québec à Montréal
La décision que prendra Ottawa sur l’avenir du sys‐ tème de paye sera aussi stra‐ tégique que politique, croit M. Martin. S’il va de l’avant, le gouvernement devra assu‐ mer la perte d’une impor‐ tante expertise en informa‐ tique. Et les sommes qui de‐ vront être investies pour me‐ ner à terme ce projet seront substantielles, selon lui.
La période [de mise en oeuvre] va demander un sur‐ plus encore de travail à tout le monde , ajoute ce spécia‐ liste des systèmes informa‐ tiques. Le gouvernement pré‐ voit d’ailleurs régler les pro‐ blèmes de paye des em‐ ployés avant de transférer leurs dossiers dans le nou‐ veau système. Selon les der‐ nières données disponibles, on compte 430 000 pro‐ blèmes en attente d’être ré‐ glés.
Vu l’ampleur du projet, de sa complexité et des risques, Louis Martin croit que le gou‐ vernement doit faire preuve de prudence dans son ana‐ lyse. Idéalement, il faudra at‐ tendre après la prochaine élection avant de [prendre une décision] pour pouvoir faire porter le chapeau à ceux qui vont arriver en poste [...] moi, c’est ce que je leur recommanderais , lancet-il.
Les syndicats dénoncent l’approche du gouverne‐ ment
Les principaux syndicats de fonctionnaires sont d’avis que le gouvernement fédéral pourrait développer luimême son futur système de paye en misant sur l’exper‐ tise de ses employés.
On n’est pas à l'abri que cette compagnie-là puisse être rachetée par une com‐ pagnie américaine, ou une compagnie chinoise, tonne le vice-président exécutif régio‐ nal de l’Alliance de la fonction publique du Canada pour le Québec, Yvon Barrière.
Ça me rend nerveuse de savoir qu’ils vont contrôler ces données, [que] nous al‐ lons dépendre d’eux pour quelque chose d’aussi fonda‐ mental, ajoute la présidente de l’Institut professionnel de la fonction publique du Ca‐ nada, Jennifer Carr.
Les deux plus gros syndi‐ cats déplorent par ailleurs le manque de communication du gouvernement quant aux tests menés avec ce qui pourrait devenir le prochain système de paye des fonc‐ tionnaires.
Ils auraient, par exemple, souhaité être informés direc‐ tement que les conventions collectives risquent de devoir être modifiées, avec leur ac‐ cord, pour assurer le fonc‐ tionnement du futur sys‐ tème.
Mon inquiétude, c’est que quand ils vont dire qu’ils sont prêts à aller de l’avant, [ils] vont dire que ce sont les syn‐ dicats qui occasionnent des délais.
Jennifer Carr, présidente de l’Institut professionnel de la fonction publique du Ca‐ nada
En observant la vitesse à laquelle les problèmes de paye actuels sont réglés, Jen‐ nifer Carr doute néanmoins que le futur système soit dé‐ ployé rapidement.