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Serment au roi aux Communes : du sel sur une blessure

- Fannie Olivier

L'idée de rendre optionnel le serment d'allégeance au roi à la Chambre des com‐ munes fait débat à Ottawa. Ceux qui s'y opposent craignent de revivre la pé‐ riode de l’accord du lac Meech, la « plus grande ci‐ catrice au pays ». En préfé‐ rant le statu quo, on refuse toutefois de panser une autre plaie historique : celle de la douloureus­e dé‐ portation des Acadiens.

Bien avant que l'Assem‐ blée nationale ne se débar‐ rasse du serment au roi en décembre 2022, l’Acadien René Arseneault avait dans sa mire cette pratique sym‐ bolique. Jeune diplômé en droit au Nouveau-Brunswick dans les années 1990, il avait défié - avec succès - l'obliga‐ tion de prêter serment à la monarchie britanniqu­e pour être admis au Barreau de sa province.

Fort de cette victoire, il transporte son combat aux Communes à Ottawa, où il est député libéral depuis 2015. Avec son projet de loi C-347, il souhaite que les nouveaux députés et séna‐ teurs puissent choisir entre le traditionn­el serment au roi et un autre par lequel le par‐ lementaire promettrai­t d’exercer ses fonctions dans l’intérêt supérieur du Ca‐ nada.

À ses yeux d’Acadien, être contraint de jurer fidélité à la couronne britanniqu­e est une humiliatio­n.

L'excuse de la déportatio­n [des Acadiens], c’est ce fa‐ meux serment d’allégeance au roi, rappelle-t-il en entre‐ vue. On est en 2024. Ça ne ressemble plus au Canada d’aujourd’hui d’être obligé de devoir faire serment à un monarque de l’extérieur pour voir aux intérêts de notre pays.

Malaise chez les raux libé‐

Mais son initiative crée un inconfort manifeste dans les rangs libéraux. Mardi, ses collègues semblaient exaspé‐ rés de se faire demander s’ils appuyaient ou non le projet de loi de M. Arseneault, dé‐ battu le jour même.

J'en pense que j’ai bien d’autres priorités que celle-là, a lancé la ministre du Revenu national, Marie-Claude Bi‐ beau, en levant les yeux au ciel. Même son de cloche de la part de sa collègue au Tou‐ risme, Soraya Martinez Fer‐ rada, qui ne croit pas que ce soit ce qui est important pour [les Canadiens] en ce moment.

Je n'ai pas grand attache‐ ment à un serment au roi, à une reine, a signalé le mi‐ nistre des Services publics, Jean-Yves Duclos. Cela dit, on est dans un contexte où, je pense, la plupart des gens s’attendent à ce qu’on consacre la plupart de nos énergies à d’autres choses.

L’argument ne tient pas la route, selon René Arseneault. Ça ne prend pas de temps du tout! C’est un vote et c’est fini, plaide-t-il.

Là-dessus, le chef du Bloc québécois se pose en allié. On ne gère pas qu’une prio‐ rité à la fois, note Yves-Fran‐ çois Blanchet, qui soutient également que les Acadiens ont en commun avec les Québécois d'avoir un fort sentiment national et aucun attachemen­t à la monarchie britanniqu­e.

Le Cabinet de Justin Tru‐ deau compte 40 ministres. L’appareil public compte plus de 350 000 fonctionna­ires fé‐ déraux. Défense, change‐ ments climatique­s, finances, commerce : c’est dans la na‐ ture même d’un gouverne‐ ment d’être capable de pilo‐ ter plusieurs dossiers com‐ plexes en même temps.

Pourquoi écarter d’em‐ blée l’idée de modifier les pa‐ ramètres du serment d’allé‐ geance des parlementa­ires? Les gouverneme­nts ne sontils pas capables de mâcher de la gomme en marchant?

Ouvrir ou non la Consti‐ tution?

Tous les députés doivent voter mercredi sur le projet de loi du député néo-bruns‐ wickois. Son élan a néan‐ moins de fortes chances d’être freiné par des membres de son propre cau‐ cus.

Le gouverneme­nt n’ap‐ puiera pas le projet de loi de M. Arseneault, a indiqué le leader des libéraux en Chambre, Steven MacKinnon. Nous estimons que ce n’est pas le temps de proposer des modificati­ons constitu‐ tionnelles au Canada.

Ainsi, les ministres vote‐ ront contre C-347 en bloc, mais les autres députés libé‐ raux seront libres de faire comme bon leur semble. Dans ces circonstan­ces, le projet de loi risque de ne pas avoir suffisamme­nt d’appuis pour passer l’étape cruciale du vote en seconde lecture.

Selon M. MacKinnon, mo‐ difier le serment d'allégeance nécessite un changement constituti­onnel, et nous ne sommes pas en mode amen‐ dement constituti­onnel.

Cette question fait toute‐ fois débat.

René Arseneault croit qu’il y a moyen de modifier l’ar‐ ticle 128 de la Loi constitu‐ tionnelle de 1867 qui traite du serment d'allégeance sans entrer dans une ronde de né‐ gociations constituti­onnelles. Il juge trop facile l’argument selon lequel les Canadiens ne veulent pas rouvrir les bles‐ sures liées au rejet de l’ac‐ cord du lac Meech, la plus grande cicatrice du pays.

Le constituti­onnaliste Pa‐ trick Taillon estime lui aussi qu’il y aurait moyen de chan‐ ger le serment d’allégeance sans rouvrir la Constituti­on. Québec a d'ailleurs tracé la voie, selon lui, en abolissant ce serment pour les députés de l’Assemblée nationale. Il est d’avis que l’argument constituti­onnel avancé par le gouverneme­nt est un faux prétexte. Ça permet au gou‐ vernement d'éviter le fond de la question : l'objection de conscience d'un député aca‐ dien qui porte la mémoire de la déportatio­n, soutient-il.

À l'heure actuelle, l’aboli‐ tion du serment à Québec n’a pas fait l’objet d’une contes‐ tation devant les tribunaux, note le professeur titulaire de l’Université Laval.

À moins d’un an et demi des élections, alors que les li‐ béraux sont à la traîne dans les sondages, discuter d’une question symbolique peut leur sembler une perte de temps.

Mais ils ne peuvent mettre en doute la validité du débat. L’histoire canadienne a laissé des blessures qui font encore mal. Ce n’est pas en écartant la question qu’elles guériront plus vite.

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