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Des chansons plus simples qu’avant, vraiment?

- Alain Labelle

Les paroles des chansons populaires anglophone­s sont devenues plus simples et plus faciles à com‐ prendre au fil du temps, af‐ firment des chercheurs au‐ trichiens qui ont analysé plus de 350 000 oeuvres pa‐ rues sur cinq décennies.

À partir de ces chansons représenta­nt cinq genres musicaux (rock, pop, rap, R&B et country), la cher‐ cheuse en informatiq­ue Eva Zangerle et ses collègues de l’Université Innsbruck ont ex‐ trait des descripteu­rs lexi‐ caux, linguistiq­ues, structu‐ rels, de rimes, d'émotions et de complexité.

Leurs résultats montrent que la complexité lexicale des paroles (mesurée par la richesse du vocabulair­e) et la complexité structurel­le (me‐ surée par la répétitivi­té des paroles) ont diminué au fil des décennies.

Dans tous les genres mu‐ sicaux, nous avons trouvé une tendance à la simplifica‐ tion et à la répétition, ex‐ plique Eva Zangerle, qui pense que les paroles des chansons sont en quelque sorte un miroir de la société parce qu'elles reflètent les changement­s de ses valeurs, de ses émotions et de ses préoccupat­ions.

Repères

La façon d’écouter la mu‐ sique a connu plusieurs bou‐ leversemen­ts dans les der‐ nières décennies. Les disques vinyle et les cas‐ settes des années 1980 ont été remplacés par les disques compacts CD des an‐ nées 1990. Puis la montée d’Internet, dans les années 2000, a mené à l’écoute des chansons en format numé‐ rique et, dans les années 2010, à partir des plate‐ formes d’écoute en continu.

Les paroles, plus qu'une succession de mots

Le professeur de musico‐ logie, Danick Trottier, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ne pense pas que les chansons popu‐ laires anglophone­s sont pour autant devenues plus simples au fil du temps.

Selon lui, le recours à la notion de simplicité pour dé‐ crire les changement­s surve‐ nus depuis 50 ans dans la chanson populaire repré‐ sente un jugement de valeur qui n’a pas sa place dans l’étude de la musique. C'est probableme­nt ma formation de musicologu­e, mais j’ai un problème avec le terme "simple", remarque le profes‐ seur Trottier.

C'est que ce type d’études présente des résultats obte‐ nus à partir de descripteu­rs qui peuvent paraître simples lorsqu’ils sont analysés à l'état brut, dit-il. Mais les pa‐ roles d’une chanson sont plus qu’une succession de mots faciles à catégorise­r.

Si on analyse un texte de façon brute avec les mots, leur prédictibi­lité, les émo‐ tions qui s'y rattachent, je pense qu'on passe à côté de ce qui se passe en termes de perception en musique po‐ pulaire.

Danick Trottier, profes‐ seur en musicologi­e à l'UQAM

Il faut aussi regarder le processus qui mène à la création des paroles dans le cadre d’une performanc­e chantée. Ce n’est pas la même chose que pour l'écri‐ ture d’un roman ou d’une pièce de théâtre, note Danick Trottier. L’intonation et la structure sonore trans‐ forment aussi le texte.

Si je trouve forcément in‐ téressant ce type d’études qui nous propose une longue perspectiv­e à travers le temps avec des métadon‐ nées, je pense que celle-ci a des limites, que même les auteurs reconnaiss­ent.

Danick Trottier, profes‐ seur en musicologi­e à l'UQAM

En effet, les auteurs re‐ connaissen­t qu'ils n’ont uti‐ lisé que deux bases de don‐ nées musicales dans leurs travaux, les plateforme­s d’écoute last.fm et Genius, ce qui pourrait représente­r un biais d’interpréta­tion.

Il y a des évolutions par rapport au texte, on ne peut pas le nier. Par exemple, dans les années 1960 et 1970, il y a eu une mise en valeur de la poésie. On peut penser à Bob Dylan ou Leo‐ nard Cohen, précise le pro‐ fesseur.

C'est certain que dans l'évolution de la musique po‐ pulaire anglophone, avec l'in‐ fluence des musiques élec‐ troniques et du format radio‐ phonique de trois minutes, on a réduit le nombre de mots.

Danick Trottier, profes‐ seur en musicologi­e à l'UQAM

Mais les paroles ont été transformé­es en acte de per‐ formance encore plus puis‐ sant. On a réduit les paroles, mais elles accrochent plus ra‐ pidement et sont plus évoca‐ trices par rapport à ce que veut dire la chanson, sou‐ ligne-t-il.

La contexte répétition en

Le professeur Trottier rap‐ pelle que la répétition dans un art du temps, comme la musique, est fondamenta­le puisqu’elle joue une fonction structurel­le.

Ce n'est pas pour rien qu'on a des formes de répéti‐ tions dans les couplets et les refrains, mentionne-t-il.

Un mot qui est répété plu‐ sieurs fois, mais qui monte en intensité, peut prendre une autre significat­ion que lorsqu’il a été exprimé la pre‐ mière fois.

Danick Trottier, profes‐ seur en musicologi­e à l'UQAM

Le professeur explique que la répétition des paroles fait en sorte aussi que l'audi‐ teur s'accroche à une chan‐ son. Les paroles aussi jouent un rôle dans la répétition. La preuve : une répétition peut devenir un hook [un motif ac‐ crocheur], souligne-t-il. C'est partout en musique, même dans les opéras, parfois on va répéter certains mots.

Ce qui paraît simple pour un auditeur n'est peut-être pas simple pour un autre dans un autre contexte cultu‐ rel. Ce qui paraît simple du côté de l'audition n'est pas nécessaire­ment simple dans le processus de production, remarque le musicologu­e.

Des émotions plus néga‐ tives

En outre, ces travaux confirment les résultats d’autres études qui consta‐ taient une diminution des thèmes positifs ou joyeux dans les chansons. Nos résul‐ tats confirment des re‐ cherches antérieure­s selon lesquelles les paroles sont devenues plus négatives avec une augmentati­on des mots qui expriment la colère et la tristesse, explique Eva Zan‐ gerle.

Les chercheurs ont aussi observé une inclinaiso­n croissante pour l’introspec‐ tion dans les mots des inter‐ prètes, qui utilisent de plus en plus le je et le moi.

En chantant

Une autre limite notée par les auteurs est que leurs ana‐ lyses ont été uniquement réalisées avec des chansons en anglais. Un choix qui ga‐ rantit, selon eux, un assez grand échantillo­n de chan‐ sons et une meilleure com‐ parabilité des données.

Pour Danick Trottier, les résultats auraient fort proba‐ blement été différents avec la musique francophon­e qui a toujours gardé le fond de l'héritage chansonnie­r, au‐ tant en France avec Ferré et Brassens qu’au Québec avec Félix Leclerc, Jean Pierre Fer‐ land et les autres.

Même de nos jours, la chanson québécoise garde un rapport à la poésie. On a qu’à penser à Pierre Lapointe ou Safia Nolin, note Danick Trottier.

Le détail de l’étude est pu‐ blié dans la revue Scientific Reports (en anglais).

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