Les résidus des serres, une ressource qui ne demande qu’à être exploitée
Dans la serre des Fermes Lufa, sur le toit d’un bâti‐ ment de la Ville de Mon‐ tréal, les employés pro‐ cèdent au vide sanitaire annuel des installations. Plants de poivrons ou de pi‐ ments, tout est vidé, net‐ toyé et désinfecté avant le prochain cycle de culture.
Une nouvelle production devrait donner ses premiers fruits dans environ cinq se‐ maines, indique l’entreprise.
Tiges, feuilles, attaches, cordes, substrats de culture : jusqu’à récemment, tout al‐ lait à l’enfouissement.
Presque au même mo‐ ment, dans un vaste com‐ plexe du groupe Savoura, dans les Basses-Laurentides, les employés effeuillent les plants de tomates pour favo‐ riser leur productivité. Les feuilles qui s’accumulent fini‐ ront aussi dans un site d'en‐ fouissement.
Les plants forment à peu près trois feuilles par se‐ maine. Il faut les enlever parce qu'on garde toujours un niveau d'à peu près une quinzaine de feuilles par plant de tomates, explique Richard Dorval, vice-pré‐ sident à la production du Groupe Savoura.
Au Québec, seulement dans les serres de tomates, on estime que les opérations d’effeuillage et les vides sani‐ taires génèrent chaque an‐ née jusqu’à 42 000 tonnes de résidus, soit 300 tonnes de résidus à l’hectare.
On les enfouit parce que la biomasse est contaminée avec des attaches et des cordes en plastique. Trier le plastique représenterait une tâche titanesque.
Les producteurs serricoles doivent donc payer pour en‐ voyer leurs résidus à l’en‐ fouissement. Et la facture est salée. On parle de centaines de milliers de dollars, précise Richard Dorval, du Groupe Savoura. C'est au-dessus de 100 $ la tonne. Et à cela s’ajoutent les coûts de trans‐ port.
Sans compter que la quantité de déchets produits par l’industrie risque d’aug‐ menter. La culture des fruits et légumes en serre occupe de plus en plus de place au Québec. Et pour accroître l’autonomie alimentaire de la province, le gouvernement veut pratiquement doubler les superficies cultivées d’ici 2025.
Afin de diminuer leurs coûts d’exploitation et d’amé‐ liorer leur bilan environne‐ mental, le Groupe Savoura, Les fermes Lufa, mais aussi Productions Horticoles De‐ mers, Gen V, Les Serres
Royales et Excel Serres ont confié l’ambitieuse mission de valoriser ces résidus au chercheur Philippe Constant, de l’Institut national de la re‐ cherche scientifique.
Mon rôle, c'est d'orches‐ trer un groupe de recherche et un groupe d'entreprises in‐ téressés à valoriser cette ma‐ tière-là, trouver une nouvelle façon de générer de la valeur avec les résidus, indique M. Constant.
On vise un retour finan‐ cier au producteur. Peut-être redéfinir de nouveaux mo‐ dèles économiques aussi, là où le résidu sert d'intrant pour une nouvelle entre‐ prise.
L’ennemi numéro un : le plastique
Il faut d’abord gérer le plastique. Une équipe de l’Institut de recherche et de développement en agroenvi‐ ronnement (IRDA), dont le centre de recherche est situé à Deschambault-Grondines, dans Portneuf, fait des essais préliminaires.
Une fois qu'on reçoit la biomasse avec des résidus de plastique à l'intérieur, on va faire une étape prélimi‐ naire. On va broyer tout cet ensemble de résidus avec du plastique pour avoir une bio‐ masse homogène. Une fois que c'est homogène, on va se rendre à l'étape de la pyro‐ lyse, explique Laura Mila Saa‐ vedra, professionnelle de re‐ cherche à l’IRDA
La pyrolyse décompose les molécules du plastique en molécules plus petites. Ce procédé thermochimique, par lequel la décomposition se fait sous haute tempéra‐ ture et en l’absence d’oxy‐ gène, donne trois sous-pro‐ duits :
du biochar, riche en car‐ bone, qui est de plus en plus utilisé comme amendement agricole; une bio-huile aqueuse, qui peut être trans‐ formée en bio-pesticide; une bio-huile visqueuse, qui constitue une alternative au mazout.
Si le plastique est trans‐ formé par la pyrolyse, une portion du carbone issu de la dégradation de ce plastique demeure présente dans les sous-produits. L’IRDA doit les analyser pour s’assurer qu’ils ne sont pas dommageables pour l’environnement.
Du compost
Les résidus exempts de plastique donnent moins de fil à retordre. Au centre de compostage Mironor, à La‐ chute, dans les Laurentides, deux approches mises à l’es‐ sai avec les résidus des Fermes Lufa et les feuilles de tomates de Savoura donnent des résultats prometteurs.
D’abord, la méthode clas‐ sique du compostage en an‐ dains : les résidus sont mé‐ langés avec des copeaux puis brassés mécaniquement à in‐ tervalles réguliers, pour for‐ mer des piles qui seront compostées pendant quelques mois.
On utilise également la technologie de piles sta‐ tiques aérées. Le mélange de feuilles et de copeaux est dé‐ posé dans de grandes cel‐ lules. Un système de ventila‐ tion forcée dans le plancher aère la matière et permet une meilleure distribution de la chaleur, comme le précise la spécialiste en gestion des matières résiduelles Fran‐ çoise Forcier.
Ces températures élevées vont assurer la destruction des pathogènes. C'est un des enjeux que l'on doit exami‐ ner dans ce projet. Est-ce qu'on peut effectivement dé‐ truire tous les agents patho‐ gènes qui pourraient être problématiques pour les cultures?
Françoise Forcier, direc‐ trice de projets chez Solinov
Car il faut absolument évi‐ ter que le compost propage des maladies comme le virus du fruit rugueux brun, aussi appelé rugose de la tomate, qui fait des ravages dans l’in‐ dustrie serricole.
Des engrais
Un insecte tropical, la mouche soldat noire, fait peut-être aussi partie de la solution pour se débarrasser des résidus. Cet insecte est détritivore, c’est-à-dire qu’il se nourrit de déchets orga‐ niques.
Des entreprises pro‐ duisent déjà de la farine à base de larves de mouches soldats noires destinée à l’ali‐ mentation des animaux do‐ mestiques et du bétail.
On sert aux larves une diète à base de déchets végé‐ taux et de produits de bou‐ langerie récupérés dans les supermarchés.
Dans son élevage expéri‐ mental, à l’Université Laval, à Québec, le professeur Grant Vandenberg modifie le ré‐ gime alimentaire des in‐ sectes et y incorpore des ré‐ sidus serricoles pour voir si les larves peuvent les conver‐ tir en une protéine de qua‐ lité.
On va remplacer la diète avec des feuilles de tomates à 25, 50, 75 % - 100 %, à la li‐ mite -, pour voir jusqu'où la
croissance est affectée ou non, dit Grant Vandenberg, professeur titulaire à la Fa‐ culté des sciences de l’agri‐ culture et de l’alimentation de l’Université Laval. On va faire ça avec des feuilles de tomates et des feuilles de concombres.
Pendant le processus de transformation de la matière organique, les larves laissent derrière des restes d’ali‐ ments, des exosquelettes is‐ sus de leur mutation et des déjections. C’est une sorte de fumier, aussi appelé frass.
Au centre de recherche en horticulture de l’Université Laval, la spécialiste des cultures en serre, Martine Dorais, analyse le potentiel fertilisant de ces frass.
On les introduit dans les milieux de culture ou comme sources fertilisantes, préciset-elle. On a vu qu'ils avaient des propriétés biostimu‐ lantes.
La chercheuse évalue aussi des granules de diffé‐ rentes dimensions fabriqués à partir de feuilles de to‐ mates.
Dans une feuille, on a de 2 à 5 % d'azote, ce qui est quand même considérable. On va retrouver 2,5 à 6 % de potassium, jusqu'à 7 % de calcium, du magnésium, du phosphore, tous nos microéléments, explique Mme Do‐ rais.
Tous les fertilisants qu'on achète sous forme synthé‐ tique, qu'on dissout dans l'eau, on les a dans nos feuilles, parce que la plante a prélevé tous ces éléments nutritifs là.
En fait, tous les résidus serricoles transformés de‐ vront passer le test de la per‐ formance agronomique de l’équipe de Martine Dorais.
On pourra ainsi connaître leurs impacts potentiels, dé‐ tecter d’éventuels agents pa‐ thogènes et vérifier si des traces de plastique sont en‐ core présentes et si elles pourraient s’avérer toxiques pour les végétaux.
Car le but ultime est de réintroduire éventuellement ces produits transformés comme sources fertilisantes en production serricole ou pour le grand public.
Pour l’heure, les travaux de recherche en sont encore à leurs balbutiements. Le défi est immense pour les scientifiques. Les attentes le sont tout autant.
On est précurseurs dans notre projet. On veut que ça fonctionne. Beaucoup de gens autour de nous nous font confiance, donc il faut li‐ vrer la marchandise.
Philippe Constant, profes‐ seur agrégé à l’Institut natio‐ nal de la recherche scienti‐ fique
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