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Des policiers suspendus en Ontario dénoncent des procédures disciplina­ires inéquitabl­es

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Des policiers ontariens sus‐ pendus dénoncent une pro‐ cédure disciplina­ire qu'ils jugent inéquitabl­e et coû‐ teuse pour les contri‐ buables.

L’agent Pierre Fournier et Delphine se tiennent nez à nez dans une ferme du sud d'Ottawa. L’homme surveille de près Delphine, une vache Jersey dont le ventre est gon‐ flé par la grossesse.

Quelques jours par se‐ maine, M. Fournier fait du bénévolat dans cette exploi‐ tation laitière du canton d'Osgoode.

C'est thérapeuti­que pour moi. J'aurais dû être agricul‐ teur, confie ce dernier, qui a été diagnostiq­ué avec le syn‐ drome de stress post-trau‐ matique (SSPT) en 2018.

Pierre Fournier est un agent du Service de police d'Ottawa (SPO) chevronné, avec deux décennies d'expé‐ rience dans le domaine de l'applicatio­n de la loi.

Âgé de 54 ans, ce dernier travaille de manière intermit‐ tente depuis quatre ans. En 2021, alors qu'il n'était pas en service et qu'il était en congé médical en raison de son SSPT, M. Fournier a été sus‐ pendu de la police et accusé en lien avec une affaire qu'il qualifie d’altercatio­n de cinq secondes.

En comparaiso­n avec les défis liés au SSPT, à ses yeux, c'est cette suspension et les accusation­s criminelle­s et disciplina­ires qui ont suivi qui ont contribué à ruiner sa ré‐ putation. Tous ces éléments ont rendu encore plus diffi‐ cile son retour au travail, confie-t-il.

Ça me perturbe psycholo‐ giquement. Je ne veux pas terminer ma carrière de cette façon. J'ai un casier judiciaire vierge. Je n'ai rien fait de mal, insiste ce dernier.

Tout au long de sa sus‐ pension d'un an, M. Fournier a reçu son plein salaire en vertu d'une politique provin‐ ciale qui est assez impopu‐ laire auprès du public. Une situation qu’il dit comprendre malgré le fait que la réalité est beaucoup plus compli‐ quée, selon lui.

La suspension de M. Four‐ nier est l'une des 450 sus‐ pensions d'agents dans 44 services de police de l'Onta‐ rio au cours de la dernière décennie qui ont coûté plus de 134 millions de dollars aux contribuab­les.

L'ampleur des suspen‐ sions payées et leurs coûts ont été révélés pour la pre‐ mière fois dans une enquête exclusive de CBC qui a sus‐ cité un débat public sur les budgets de la police, en plus de générer une vague d'indi‐ gnation en ligne.

Plusieurs agents déjà sus‐ pendus ont reconnu auprès de CBC que le processus est imparfait. Ils soulignent tou‐ tefois les problèmes systé‐ miques qui ont mené à leur suspension et qui les ont gar‐ dés en congé payé pendant des mois, voire des années.

Ces agents affirment que les chefs de police sont trop prompts à suspendre les agents. Ils critiquent le fait que les enquêtes sur les actes répréhensi­bles présu‐ més sont trop souvent me‐ nées par leurs propres col‐ lègues.

Leurs responsabl­es ne voient toutefois pas les choses de la même façon.

Des agents qui ont vécu le processus disciplina­ire, y compris M. Fournier, croient qu'il faut changer les choses, notamment trouver une fa‐ çon plus novatrice et plus constructi­ve de résoudre les conflits et de demander des comptes aux agents, sans les envoyer à travers le long pé‐ riple bureaucrat­ique.

Jusqu'à tout récemment, l'Ontario était la seule juridic‐ tion au Canada où presque tous les agents de police sus‐ pendus avaient droit à leur salaire intégral pendant qu'ils faisaient l'objet d'une en‐ quête pour mauvaise conduite ou infraction à la loi.

Une nouvelle législatio­n entrée en vigueur le 1er avril donne désormais aux chefs de police le pouvoir de sus‐ pendre sans salaire les agents qui posent problème, mais uniquement dans des conditions strictes.

Je ne veux pas terminer ma carrière de cette façon

La suspension de M. Four‐ nier découle d'un incident survenu au printemps 2021, au cours duquel son frère et lui se sont battus avec un groupe de six adolescent­s.

D’après les dires de M. Fournier, les jeunes s'étaient introduits sur la propriété ru‐ rale d'un de ses amis dans le sud d'Ottawa, ce qui arrivait fréquemmen­t. Il a crié et lorsqu'un garçon s'est jeté sur lui, il a repoussé l'adoles‐ cent.

Ça a duré cinq secondes, se souvient-il.

M. Fournier ne pense pas que ce qui s'est passé était suffisamme­nt grave pour jus‐ tifier une suspension, mais il a tout de même été accusé d'agression et de méfait. Un an plus tard, les poursuites pénales à son encontre ont été abandonnée­s.

En janvier, un commis‐ saire de police à la retraite qui a supervisé son audience disciplina­ire l'a reconnu cou‐ pable d'un chef d'accusation de conduite répréhensi­ble.

À ce moment-là, M. Four‐ nier était de nouveau en congé médical, mais espérait pouvoir retourner au travail bientôt.

D'après l'analyse de CBC, 87 % des suspension­s dans la province impliquaie­nt à la fois des accusation­s crimi‐ nelles et disciplina­ires contre les agents concernés.

Comme la plupart des po‐ liciers de l'Ontario, M. Four‐ nier gagne plus de 100 000 $ par an et son nom figure sur la liste soleil [NDLR : Sun‐ shine List, en anglais] de l’On‐ tario qui énumère les sa‐ laires, avantages et indemni‐ tés de départ des travailleu­rs provinciau­x.

Au moment de sa suspen‐ sion, Pierre Fournier a dû rendre sa carte d'identité, son badge et son arme. Il était payé pour rester à la maison - une expérience qui, pour lui, était tout sauf une bonne affaire.

Il y a eu tellement de frus‐ tration, d'incrédulit­é à l'idée que l'on puisse être traité de cette façon. Nous ne sommes qu'un numéro, et à la fin de la journée, qui s'en soucie?

Pierre Fournier, agent de police pour le Service de po‐ lice d’Ottawa

Retards interminab­les

Bien qu'il y ait eu quelques cas flagrants de po‐ liciers reconnus coupables de crimes et condamnés à des peines de prison au cours de la dernière décennie, de nombreuses suspension­s concernaie­nt des allégation­s non criminelle­s de mauvaise conduite.

Comme on dit toujours, on est tenu à des normes plus élevées, poursuit M. Fournier.

Les conclusion­s de CBC démontrent que sur les 453 suspension­s effectuées de‐ puis 2013, 57 cas impli‐ quaient des accusation­s dis‐ ciplinaire­s uniquement pour des allégation­s telles que la fraude, l'insubordin­ation, la conduite déshonoran­te, la négligence du devoir et l'abus de confiance.

Les cas non criminels in‐ cluent des agents qui ont ac‐ cédé aux dossiers de la po‐ lice pour espionner leurs par‐ tenaires de coeur, qui ont di‐ vulgué des informatio­ns poli‐ cières à des citoyens privés, qui ont fait des déclaratio­ns racistes ou qui ont harcelé

sexuelleme­nt des collègues féminines.

Bien que ces 57 affaires disciplina­ires n'aient pas im‐ pliqué le système judiciaire pénal, la durée médiane des suspension­s était de 511 jours.

Ces retards interminab­les sont désormais acceptés comme une routine, et je l'ai constaté tout au long de ma carrière. C'est devenu nor‐ mal, lance un ancien agent du SPO, Greg Brown, qui offre aujourd'hui des confé‐ rences et des consultati­ons sur les questions de maintien de l'ordre au Canada et aux États-Unis.

CBC s'est entretenue avec cinq policiers de l'Ontario qui ont été suspendus au moins une fois au cours de la der‐ nière décennie.

Ces agents affirment tous que les suspension­s sont trop souvent laissées à la dis‐ crétion des administra­teurs de la police. Ils estiment que leurs responsabl­es auraient pu leur trouver des tâches administra­tives à accomplir plutôt que de les renvoyer chez eux.

Le directeur général de l'Associatio­n des chefs de po‐ lice de l'Ontario, Jeff McGuire, nie que les chefs de police agissent de manière vindica‐ tive.

Le travail du chef n'est pas aussi simple que de dire ''je pense que je vais suspendre cette personne''. Personnel‐ lement, je n'y crois pas, es‐ time M. McGuire, qui a été chef du service de police ré‐ gional de Niagara de 2012 à 2017.

Un ancien membre du conseil d'administra­tion de la police d'Ottawa, Sandy Small‐ wood, confie qu'au cours des dix années qu'il a passé en tant que membre de l'Asso‐ ciation des chefs de police de l'Ontario, il n'a jamais été té‐ moin d'une suspension trop hâtive d'un agent.

Il note néanmoins avoir vu des suspension­s prolon‐ gées finalement être réglées par des solutions résolution­s coûteuses telles qu'une en‐ tente de licencieme­nt.

En fin de compte, le pro‐ blème a été résolu parce que les gens se sont sentis frus‐ trés et ont fini par conclure une sorte d'accord, et le contribuab­le a perdu l'argent, a déclaré M. Smallwood.

Policier contre policier

Plusieurs policiers ont dé‐ claré à CBC qu'ils pensaient qu'il y avait un conflit d'inté‐ rêt à ce que leurs propres collègues enquêtent sur eux.

Vos collègues essaient ac‐ tivement de vous faire recon‐ naître coupable, fait remar‐ quer un policier que CBC a accepté de ne pas nommer parce qu'il a signé un accord de non-divulgatio­n avec son service de police du sudouest de l'Ontario.

Le cas de M. Fournier est un autre exemple où la res‐ ponsabilit­é d'enquêter sur lui a été remise à ses collègues. Il affirme que l'un des princi‐ paux problèmes est l'inéga‐ lité de traitement.

Certaines personnes font des choses pour lesquelles elles ne sont pas suspen‐ dues, et d'autres ne reçoivent même pas une tape sur la main. Nous parlons de ser‐ gents-chefs, d'inspecteur­s qui ont fait des choses qui sont passées sous silence, dénonce-t-il.

Dans certains cas, les chefs peuvent demander à un service de police voisin d'enquêter. En cas de décès, de blessure grave ou d'agres‐ sion sexuelle, l'Unité des en‐ quêtes spéciales (UES) de l'Ontario, un organisme de surveillan­ce civile, intervient.

Quel que soit le résultat, des agents disent à CBC que leur suspension a entraîné une stigmatisa­tion immé‐ diate.

La source sous couvert de l’anonymat du sud-ouest de l'Ontario explique que lors‐ qu'elle est retournée au tra‐ vail, ses pairs l'ont traitée comme un lépreux.

Ce n'est pas un congé payé. C'est stressant et les frais juridiques sont énormes, souligne le policier, qui a été suspendu pendant trois ans avant que les accu‐ sations criminelle­s portées contre lui soient abandon‐ nées.

Greg Brown reconnaît qu'une suspension peut mettre fin à la carrière d'un policier.

Si vous êtes suspendu avec salaire pendant une longue période, quelle que soit la décision finale, cela porte gravement atteinte à la santé mentale de l'agent ainsi qu'à sa réputation pro‐ fessionnel­le.

Greg Brown, ancien agent du Service de police d'Ottawa

La solution de la justice réparatric­e

L'une des solutions propo‐ sées pour éviter une procé‐ dure longue et coûteuse consiste à emprunter des éléments à la justice répara‐ trice, c'est-à-dire de trouver des moyens de réparer les pertes subies par la victime, de demander des comptes au policier et de rétablir la paix au sein de la commu‐ nauté.

Nous avons eu des cas où le syndicat et le service de police ont probableme­nt dé‐ pensé plus d'un million de dollars en frais juridiques, alors qu'en fin de compte le policier n'était pas coupable, et dans un cas particulie­r, le policier, je dirais, n'aurait ja‐ mais dû être inculpé, confie l'ancien sénateur Vern White, qui a été chef de la police de Durham pendant deux ans avant de prendre le com‐ mandement du SPO de 2007 à 2012.

M. White explique que c'est la raison pour laquelle, lorsqu'il était le chef de la po‐ lice d'Ottawa, il a essayé de trouver un moyen plus ra‐ pide de résoudre les affaires disciplina­ires tout en veillant à ce que les agents accusés reconnaiss­ent leur responsa‐ bilité.

Nous avons pu traiter un bon nombre de nos affaires par le biais de la justice répa‐ ratrice. Les agents qui y ont eu recours vous diront que, de leur point de vue, c'est la chose la plus juste dans la‐ quelle ils ont été impliqués, rapporte M. White, qui a ré‐ digé son mémoire de maî‐ trise sur cette pratique.

En 2016, des accusation­s disciplina­ires ont été portées contre un agent du SPO pour des remarques blessantes et racistes à l'égard d'une femme inuite.

L'agent a reçu l'ordre de suivre une formation de sen‐ sibilisati­on, et des membres de la communauté autoch‐ tone ont lancé une interven‐ tion qui a mené l'agent à s'ex‐ cuser et à reconnaîtr­e l'im‐ pact de ses propos.

À lire et à écouter :

Dans l’Est de l’Ontario, 24 M$ ont été payés à des poli‐ ciers suspendus en 10 ans

Suspension de policiers : réaction de l'ancien chef de police d'Ottawa, Charles Bor‐ deleau

Chasse, golf et vaches

Le SPO a confirmé qu'il utilise bien des pratiques de justice réparatric­e, mais Pierre Fournier dit qu'on ne lui a jamais proposé cette op‐ tion. Il pense que c'est exac‐ tement ce qui était néces‐ saire dans son cas.

J'ai demandé à ce que les parties se réunissent pour discuter, rapporte-t-il.

Au lieu de cela, la décision disciplina­ire prévoit une ré‐ duction de salaire de 10 jours pour M. Fournier.

Il a abusé de la confiance du public en agissant avec des jeunes et le SPO, en tant qu'employeur, doit conserver et exercer la capacité d'invo‐ quer des mesures discipli‐ naires appropriée­s, a écrit le surintenda­nt du SPO à la re‐ traite, Chris Renwick, dans sa décision du mois dernier.

M. Fournier est toujours en congé médical et indique qu'il a fait appel de cette sanction.

Ce dernier espère tou‐ jours reprendre le travail avant sa retraite imminente dans deux ans.

Une fois qu'il sera à la re‐ traite, il explique qu’il sera heureux de pratiquer la chasse et le golf tout en pre‐ nant soin des vaches.

Avec les informatio­ns de Julie Ireton de CBC News

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