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La petite histoire de Saviorless, le premier jeu vidéo indépendan­t cubain

- Stéphanie Dupuis

Entre les coupures d'élec‐ tricité, la connexion Inter‐ net instable et les relations internatio­nales tendues, concevoir Saviorless - le premier jeu vidéo indépen‐ dant cubain diffusé à l’in‐ ternationa­l - a été un véri‐ table parcours du combat‐ tant pour l’artiste Josuhe Pagliery et le programmeu­r David Darias, tous deux ba‐ sés à La Havane.

Jusqu’ici, aucun jeu vidéo fait à Cuba n’avait réussi à dépasser les frontières pour joindre le public internatio‐ nal. Encore moins un jeu of‐ fert sur console, dit David Darias, programmeu­r de Sa‐ viorless, lancé début avril sur PC et sur les consoles Nin‐ tendo Switch et PlayStatio­n 5.

Il ne s’agit pas d’un jeu po‐ litique, mais bien de pur di‐ vertisseme­nt. Mêlant cassetêtes et combats sur un jeu de plateforme en 2D, l’in‐ trigue suit deux personnage­s qui essaient de s’échapper des îles souriantes, un lieu maudit qui regorge de se‐ crets.

C’est à l’image de notre expérience à Cuba : des dé‐ cors en ruine et un pays à l’histoire imprévisib­le, décri‐ vait Josuhe Pagliery en 2016. Tous les éléments sont là, évidents ou non, mais en fin de compte, c'est le joueur ou la joueuse qui décidera de ce que cette histoire signifie pour lui, précise-t-il aujour‐ d'hui.

Une production qu'ils ont mis huit ans à développer… non sans embûches.

Tous les jours, on s’appe‐ lait pour se demander qui al‐ lait chez qui pour travailler. Il fallait qu’on soit dans la même pièce en raison des problèmes de connexion In‐ ternet. Et on a tout fait sur un seul ordinateur. C’est celui-ci, lance David Darias, amusé, en brandissan­t son appareil portable.

Un rêve qui a bien failli avorter

Il s’agissait d’un rêve que caressait depuis longtemps l’artiste Josuhe Pagliery, qui a dessiné à la main tout ce que l’on voit à l’écran, des diffé‐ rents personnage­s aux élé‐ ments de décors du jeu.

J’ai longtemps pensé que c'était impossible de créer un jeu vidéo indépendan­t à Cuba, en raison du manque de technologi­es et de connaissan­ces pour le faire. Avec l’arrivée d’outils comme le moteur de jeu Unity, ça me semblait déjà plus une possi‐ bilité, raconte Josuhe Pa‐ gliery, se décrivant comme un grand fandu jeu québé‐ cois Sea of Stars, de Sabo‐ tage.

En 2016, il se lance à pieds joints dans l’aventure. À l’époque, Cuba vivait une période lumineuse en raison d’une baisse de tensions avec les États-Unis, alors sous la gouverne de Barack Obama.

L’artiste s’y est même en‐ volé pour faire avancer son projet. Il a reçu le soutien d’une fondation américaine, en plus d’y mener avec suc‐ cès une campagne de sociofi‐ nancement.

J’ai fait la tournée des mé‐ dias américains spécialisé­s en jeux vidéo, de Polygon à Kotaku. Le projet a été com‐ plètement financé en quelques jours, souligne-t-il, enthousias­te.

En parallèle, à Cuba, l’ac‐ cès à Internet, jusqu’ici très coûteux et offert seulement dans les espaces publics, s’est étendu aux appareils mobiles, en plus de voir son prix diminuer.

Cette lune de miel s’est toutefois arrêtée brusque‐ ment à l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux ÉtatsUnis, brouillant de nouveau les relations entre les deux pays et renforçant les sanc‐ tions économique­s contre Cuba. Quelques mois plus tard, des allégation­s d’at‐ taques soniques à l’ambas‐ sade américaine à Cuba ont forcé sa fermeture, alimen‐ tant la discorde.

L’île des Caraïbes est de‐ puis plongée dans une crise où les coupures d'électricit­é sont fréquentes et sur‐ viennent sans prévenir. Les créateurs ont même perdu deux fois plutôt qu’une le tra‐ vail d’une semaine entière en raison d’un problème de sau‐ vegarde lié à ces interrup‐ tions.

Et comme si les choses n’allaient pas déjà assez mal pour Josuhe Pagliery, le déve‐ loppeur d’origine du jeu a dû quitter le projet pour des rai‐ sons personnell­es.

Tout à apprendre

Le mieux qu’il a pu trou‐ ver pour remplacer son déve‐ loppeur, c’est un professeur d’université qui enseigne les bases de la programmat­ion : moi! s’esclaffe David Darias, développeu­r indépendan­t et professeur adjoint en infor‐ matique à l’Université de La Havane.

Il n’y a tout simplement pas d’industrie du jeu vidéo à Cuba. C’est très difficile de trouver quelqu’un qui a les connaissan­ces nécessaire­s pour concevoir un jeu.

David Darias

Il s’est rendu compte rapi‐ dement que ses propres connaissan­ces étaient, elles aussi, limitées et que l’ap‐ prentissag­e de la création d’un jeu vidéo serait beau‐ coup plus ardu qu’il l’avait cru au départ.

Dépassée, l’équipe a tenté de trouver de l’aide, notam‐ ment auprès d’animateurs. Encore une fois, cependant, le manque de connaissan­ces en conception vidéoludiq­ue l'a rattrapée.

Dans les crédits, on voit quelque chose comme 12 noms pour l’animation. Ce n’est pas parce qu’on avait une grosse équipe. C’est que chacun d’entre eux ne restait que quelques mois dans le projet, pour toutes sortes de raisons, allant des problèmes d’électricit­é, de connexion In‐ ternet et de transport à la perte d’intérêt, précise David Darias.

Un scénario qui s’est ré‐ pété pour la programmat­ion, l’art et même la musique dans le jeu. On devait tout apprendre, car personne n’est spécialist­e, insiste le dé‐ veloppeur.

Lumière au bout du tun‐ nel

Afin de ne pas jeter tout le travail aux poubelles, le tan‐ dem a tout misé sur la créa‐ tion d'une démo gratuite du jeu pour le présenter à des éditeurs, dans l’espoir d’avoir des fonds et de voir le titre publié.

On a fait l’équivalent de cinq jeux vidéo à essayer pendant quatre ans avant d’atteindre le niveau de cette dernière démo, qui res‐ semble beaucoup au jeu ac‐ tuel, indiquent les créateurs.

C’était doublement diffi‐ cile pour nous. D’abord parce que nous sommes cubains et que le pays n’a aucune répu‐ tation dans le domaine du jeu vidéo, ensuite parce qu’il s’agit de notre premier jeu. On n’avait aucune expé‐ rience.

David Darias

Des échanges

avortés avec des éditeurs, les créa‐ teurs du jeu en ont eu leur lot ces huit dernières années. Jusqu’à ce que Dear Villagers, une société française, les contacte directemen­t, ce qui n’est pas très commun dans l’industrie, souligne Josuhe Pagliery.

Les deux parties sont rapi‐ dement arrivées à un accord qui permettrai­t de diffuser le jeu non seulement sur PC, mais aussi sur les consoles. C’était un rêve devenu réalité, souffle Josuhe Pagliery, les yeux pétillants.

Vers de meilleurs jours?

Le tandem se réjouit que la réception du jeu ait été bonne. S’il avait fallu qu’on passe par tout ça et que le jeu ne soit pas un succès [ça aurait été très décevant], dit David Darias, soulagé.

Quant à savoir si les deux créateurs comptent répéter l’expérience dans un deuxième jeu vidéo, ils ne ferment pas entièremen­t la porte. J'aimerais faire un nou‐ veau jeu, meilleur, et dans un plus court laps de temps, dé‐ clare Josuhe Pagliary, avant de revenir à la raison.

Quand on pense à un nouveau jeu, on n'a qu’à se rappeler les problèmes qu'on a eus avec les animateurs. On a beaucoup de cicatrices. David Darias

Après tout, les obstacles rencontrés ces huit dernières années sont les mêmes au‐ jourd’hui : il n’y a toujours pas de main-d’oeuvre spéciali‐ sée en jeu vidéo à Cuba. Et impossible de recruter à l’in‐ ternationa­l, faute de fonds et d’infrastruc­tures financière­s adéquates pour envoyer et recevoir de l'argent.

Et cela n’est pas près de changer. Avec la crise qu’on vit à Cuba, je ne vois pas le moment où le gouverneme­nt investira dans l’industrie du jeu vidéo, insiste le program‐ meur.

Le pays peut tout de même compter sur un grand nombre de joueurs et de joueuses, qui s’arrachent les versions piratées de jeux vi‐ déo hors ligne - la connexion Internet est trop faible et in‐ stable pour jouer en ligne. Encore récemment, un ami m’a dit que jamais il ne paie‐ rait pour un logiciel. Encore moins pour un jeu vidéo. C’est dans notre culture, in‐ dique David Darias.

Cuba n’est peut-être pas le pire pays du monde où faire un jeu vidéo, mais on est certaineme­nt dans les 10 pires.

Josuhe Pagliery

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