Radio-Canada Info

L’arrogance de l’industrie pétrolière

- Gérald Fillion Variations brutales

Il y a des facteurs fonda‐ mentaux qui peuvent expli‐ quer les mouvements de prix du pétrole et de l’es‐ sence. Mais il n’y a que l’ar‐ rogance d’une industrie aussi dominante que celle du pétrole pour expliquer l’imposition, d’un coup sec, d’une hausse brutale de 10 % à ses clients, soit de 15 à 20 cents le litre, en quelques heures.

Peu d’entreprise­s peuvent se permettre un tel affront.

L’explicatio­n que donne l’industrie pour justifier la hausse du prix à la pompe, c’est que l’essence d’été coûte plus cher que l’essence d’hi‐ ver en raison de l’ajout de certains éléments dans la compositio­n de l’essence afin de la rendre moins volatile.

Sur le web, le Guide de l’auto indiquait récemment qu’en hiver, on utilise du bu‐ tane pour permettre un allu‐ mage plus rapide par temps froid, alors que l’été, on pro‐ duit de l’essence alkylate, qui réduit la volatilité et dont le coût de production attein‐ drait de 5 à 8 cents de plus par litre.

De ce fait, au printemps, l’arrivée des beaux jours en‐ traîne une augmentati­on des déplacemen­ts routiers. Et plus on avance vers les beaux mois d’été, plus la de‐ mande augmente alors que la saison des vacances s’amorce. Cette demande supplément­aire entraîne alors une pression à la hausse sur les prix de l’es‐ sence.

Comme l’explique AnneMarie Lecomte dans un texte publié jeudi matin sur notre site, les tensions géopoli‐ tiques provoquent aussi une hausse de l’incertitud­e. La ré‐ action attendue d’Israël face à l’attaque de l’Iran la fin de semaine dernière suscite beaucoup de préoccupat­ions et d’inquiétude­s.

L’Iran est un acteur de premier plan en matière de production et d’exportatio­n de pétrole. Un blocage du dé‐ troit d'Ormuz par Téhéran pourrait avoir un effet sur le tiers des exportatio­ns mon‐ diales de pétrole, soit environ 20 millions de barils par jour. C’est colossal.

Et l’incertitud­e qui per‐ siste sur la suite des choses fait également pression sur les prix des produits pétro‐

liers.

Le poids des taxes

Maintenant, plusieurs pointent les taxes qui s’ap‐ pliquent sur l’essence pour expliquer cette hausse. Ce n’est pas tout à fait exact.

Sur chaque litre d’essence que nous achetons, environ 30 % du prix va aux taxes. Prenons l’exemple de Mon‐ tréal. Mercredi, le prix du litre d’essence s’y élevait à 176,6 cents, alors que jeudi, il est monté à 190,5 cents. Le ni‐ veau de taxe est passé de 55,2 cents à 57 cents d’une journée à l’autre.

Selon les estimation­s de la Régie de l’énergie du Qué‐ bec, ce qui a monté de mer‐ credi à jeudi, c’est la marge du détaillant. Elle est passée de 9,8 cents le litre à 22,5 cents à Montréal. Or, la moyenne annuelle est de 11,2 cents.

Par ailleurs, la tarificati­on fédérale du carbone est pas‐ sée de 65 à 80 $ la tonne le 1er avril. Sur le prix de l’es‐ sence, l’effet est de 3,3 cents, pour un total de 17,6 cents.

Ce n’est donc pas cette taxation qui explique la ma‐ jeure partie de la hausse du prix de l’essence cette se‐ maine. Et je vous rappelle que la tarificati­on fédérale sur le carbone ne s’applique

pas au Québec.

Dans toute cette histoire, le problème fondamenta­l, c’est la variation brutale à la hausse du prix de l’essence. C’est sur ce point que les gouverneme­nts devraient in‐ tervenir pour encadrer les variations de prix et pour obliger les pétrolière­s et les stations-service à mieux in‐ former le consommate­ur des mouvements à l'oeuvre.

Il n’y a pas de raisons lo‐ giques pour expliquer que, mercredi après-midi, le prix du litre pouvait s’établir à 1,76 $ et que, jeudi, il devait se retrouver à 1,91 $. Il n’y a pas eu de catastroph­e mer‐ credi soir sur le marché du pétrole. Même qu’on constate que le prix du pé‐ trole n'explose pas.

Pourquoi? Selon The Eco‐ nomist, deux grands facteurs expliquent la hausse plutôt lente du prix du pétrole.

D’abord, la production de pétrole, de nos jours, est moins concentrée au MoyenOrien­t qu'elle ne l'était il y a 50 ans. En 1974, cette région représenta­it 37 % de la pro‐ duction. Aujourd'hui, c'est 29 %.

Les États-Unis et le Ca‐ nada occupent aujourd'hui une place plus importante dans l'offre mondiale de pé‐ trole.

Ensuite, la production et les exportatio­ns de la Russie se sont maintenues malgré les sanctions imposées par les pays occidentau­x à la suite de l’invasion de l’Ukraine. De plus, les membres de l'OPEP ont une capacité de production excé‐ dentaire de 4,5 millions de barils par jour, l'équivalent de la production de l'Irak.

La demande demeure aussi très forte, mais la crois‐ sance économique mondiale est faible. Et la Chine connaît également un ralentisse­ment de sa croissance écono‐ mique.

La réalité, c’est que l’évolu‐ tion des prix pétroliers était déjà connue par l’industrie. Entre les tensions géopoli‐ tiques et l’arrivée de l’essence d’été, tous les mouvements attendus sur les prix sont prévisible­s pour l’industrie, qui aurait dû mieux commu‐ niquer l’informatio­n aux clients ou mieux calibrer ces mouvements en les appli‐ quant progressiv­ement.

Rien d’urgent ne s’est pro‐ duit au cours des dernières heures et, donc, rien ne justi‐ fie une hausse aussi forte, une majoration surprenant­e et choquante pour les consommate­urs.

Il faut bien reconnaîtr­e que nous sommes encore, en grande partie, dépendants de l’industrie pétrolière, qui n’hésite pas un seul instant à profiter de cet avantage concurrent­iel.

Les pétrolière­s affichent des profits exceptionn­els.

Lorsque les véhicules électrique­s occuperont une place conséquent­e sur nos routes, probableme­nt d’ici une décennie, l’industrie ne pourra pas afficher la même arrogance envers sa clien‐ tèle, en appliquant des hausses brutales de 15 à 20 cents en quelques secondes. Cette époque achève.

En attendant, que peuvent faire les gouverne‐ ments?

Il est inutile de penser que l’État va contrôler le prix de l’essence, à moins de na‐ tionaliser toute l’industrie. Toutefois, il est certaineme­nt envisageab­le d’exiger de la part des pétrolière­s une plus grande transparen­ce et une plus grande prévisibil­ité dans l’établissem­ent des prix afin d’éviter les variations trop brusques.

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