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La Seine-Saint-Denis, là où l’on jugera l’héritage des Jeux olympiques de Paris

- Tamara Altéresco

SAINT-DENIS, France - Le concert des grues et des marteaux-piqueurs nous oblige à hurler pour s'en‐ tendre parler au centrevill­e de Saint-Denis, en ban‐ lieue nord de Paris.

Voilà les travaux, c’est for‐ midable comme décor. At‐ tention, on va nous écraser! lance Sakinna en nous aver‐ tissant de laisser passer un camion qui file à toute vi‐ tesse vers le chantier qu’est devenue la place du marché, devant l'hôtel de ville, un des nombreux sites du départe‐ ment de Seine-Saint-Denis qui se refait une beauté.

Cela dure depuis des an‐ nées, et la constructi­on ira bien au-delà des Jeux olym‐ piques d’été. Saint-Denis est en pleine métamorpho­se.

En effet, si l'événement le plus médiatisé de la planète se tiendra en partie au centre-ville de Paris, la majo‐ rité des épreuves et une bonne partie de l’action sont prévues de l'autre côté du périphériq­ue, dans le dépar‐ tement de Seine-Saint-Denis.

Du village des athlètes aux compétitio­ns de nage et d'athlétisme, Saint-Denis, banlieue mal-aimée connue comme l’un des départe‐ ments les plus pauvres de France, sinon le plus pauvre, se prépare à recevoir le monde entier.

Le 93, comme on dit en France, est-il donc un choix audacieux pour accueillir les Jeux? Un choix calculé, plutôt, puisque la candidatur­e de Paris reposait sur deux grands principes.

Un, organiser des Jeux en se servant d'infrastruc­tures existantes (comme le grand Stade de France, qui a pignon sur rue à Saint-Denis) pour éviter des coûts extrava‐ gants.

Deux, léguer à la ville hôte un héritage durable pour améliorer le sort de ses habi‐ tants.

« C’est pour l’image, pas pour les résidents »

Il faudrait que les Jeux soient la renaissanc­e de Saint-Denis, mais je ne sais pas si c’est vraiment le cas, nous dit Sakinna, qui habite dans un HLM non loin de l'hôtel de ville.

Les rats chez moi sont plus gros que les chats, n’estce pas? dit-elle en s'adressant à Ibrahim, un jeune entrepre‐ neur qui se joint à la discus‐ sion au sujet de leur qualité de vie.

Vous en pensez quoi, des Jeux? Vous, les jeunes, ça va vous profiter? lui demande Sakinna.

Non, c'est pour l’image, pas pour les résidents, ré‐ pond le vendeur de parfums, qui vient déposer des échan‐ tillons dans une boutique du coin.

Ibrahim a lui aussi grandi à Saint-Denis, où plus de 40 % des logements sont des HLM, dans des cités. Ces im‐ menses complexes d’habita‐ tions, souvent délabrés, sont devenus avec le temps syno‐ nyme de criminalit­é et sym‐ bole des émeutes et de la mi‐ sère sociale dans les ban‐ lieues parisienne­s, où des personnes originaire­s de plus de 130 pays se côtoient.

Je n'arrive pas à com‐ prendre ça, avec toute la ri‐ chesse qu'il y a déjà côté culturel, avant même de par‐ ler argent, etc., je ne com‐ prends pas. Si l'État pouvait aider les gens qui habitent ici, ce serait le meilleur dé‐ partement de France.

Ibrahim Brière de Lisle, vendeur de parfums

S’il concède que les pro‐ jets d’infrastruc­ture et de ré‐ novation qu'amènent les Jeux sont plus que bienvenus, Ibrahim doute que cela chan‐ gera vraiment la vie des jeunes, qui sont dans l'insé‐ curité et sont parmi les moins diplômés de France.

Ils ont des millions pour les Jeux et après, ce sera au revoir, merci, et rien pour nous, comme ils ont fait avec le Stade de France, renchérit

Sakinna.

Construit en 1998 pour accueillir la Coupe du monde de soccer, le Stade de France a bel et bien changé la donne à Saint-Denis en matière de transport et d’accessibil­ité.

Plusieurs multinatio­nales se sont aussi installées dans la région, mais l’activité éco‐ nomique n’a pas su profiter aux résidents de Saint-Denis, où le taux de chômage est trois fois plus élevé qu’ailleurs en France et où le tiers de la population vit sous le seuil de la pauvreté.

Moi, je n'espère même pas pour moi. Ce que j'es‐ père, comme le jeune Ibra‐ him, c’est que ça sera pour les jeunes, que les jeunes vont bénéficier de ces Jeux olympiques, qu’ils auront des emplois, que leur vie chan‐ gera, qu'il y aura la sécurité des cités. Il n’y a pas de sécu‐ rité.

Sakinna Boukhedenn­a

Les défis sont énormes, aussi grands que les projets olympiques en soi.

Changer Saint-Denis l’image de

Bien qu’il soit difficile de mesurer l’impact qu’auront les Jeux, il est évident que leur organisati­on représente une occasion en or de chan‐ ger l’image de Saint-Denis aux yeux du monde et, à plus long terme, d'attirer des tou‐ ristes, des emplois et des ré‐ sidents mieux nantis.

C’est du moins l’objectif que s'est fixé le jeune maire socialiste de Saint-Denis, Ma‐ thieu Hanotin.

Évidemment, on compte sur les JO pour nous aider dans ce changement d'image en profondeur. Si cette mau‐ vaise image est basée sur un certain nombre de choses vraies, comme la délin‐ quance, elle n'est basée que sur une partie des choses, et nous, on veut montrer que ce modèle cosmopolit­e et multicultu­rel que nous incar‐ nons, eh bien demain, il peut devenir attrayant.

Mathieu Hanotin, maire de Saint-Denis

Surtout quand on y in‐ jecte, d’un coup, des cen‐ taines de millions d’euros. La majorité des investisse­ments privés et publics pour les Jeux de Paris ont été faits dans les trois villes du dépar‐ tement qui accueiller­ont les Jeux, soit Saint-Denis, SaintOuen-sur-Seine et L’Île-SaintDenis.

Là, vous voyez la rénova‐ tion urbaine, les immeubles qui seront rénovés, dit le maire en regardant le pay‐ sage urbain du haut du toit de l'hôtel de ville.

Mathieu Hanotin montre ensuite la pièce de résis‐ tance, le village olympique, l’une des deux seules constructi­ons flambant neuves des Jeux de Paris.

Le village des athlètes a poussé à une vitesse éclair sur ce qui était autrefois un terrain industriel de 52 hec‐ tares, en bordure de la Seine.

À 100 jours des cérémo‐ nies d’ouverture, on ne peut que l’admirer, derrière les clôtures qui le protègent en‐ core des intrus, mais on y dé‐ couvre une enfilade d'im‐ meubles colorés et mo‐ dernes qui accueiller­ont plus de 14 000 athlètes.

C'est la première fois, se‐ lon les organisate­urs des Jeux, que le village des ath‐ lètes est conçu spécialeme­nt pour l'après-Jeux, avec des pistes cyclables, des passe‐ relles piétonnes pour traver‐ ser la Seine, des écoles et des cliniques, pour les quelque 6000 personnes qui, dès 2025, pourront y aménager.

Houria, une femme dans la cinquantai­ne, est une des premières personnes à qui on a offert de s’installer dans

ce nouveau quartier.

Elle vit présenteme­nt dans un HLM négligé, situé juste en face, qui sera démoli l’an prochain dans le cadre du grand ménage entrepris dans le secteur il y a des an‐ nées, mais qui s'accélère avec la tenue des Jeux.

C’est bien, l'idée de vivre dans du neuf, why not, comme on dit, et j'espère qu’ils vont nous les remettre en bon état, dit-elle en mon‐ trant du doigt un immeuble vert pâle, son préféré parce qu'il fait face à la Seine.

Les trois quarts des loge‐ ments seront en effet trans‐ formés en logements sociaux ou en logements locatifs à prix abordable. Le reste des unités sera vendu à des parti‐ culiers, mais déjà, le prix du mètre carré s'affiche bien audessus de la moyenne du secteur.

Cela n’est pas sans soule‐ ver chez plusieurs les craintes que l'embourgeoi­se‐ ment s’empare de la ville, comme c’est arrivé ailleurs où les Jeux olympiques sont passés.

Le maire Hanotin insiste pour dire qu’il faut mettre fin au séparatism­e social tel qu’il se vit dans les banlieues de Paris.

Les dynamiques qui visent à concentrer les difficulté­s sociales sur une même aire géographiq­ue, ça ne marche pas. Ça ne fonctionne nulle part. Nous, on mise sur un équilibre social.

Mathieu Hanotin, maire de Saint-Denis

Des infrastruc­tures sportives en héritage

Il n’y a pas que le village des athlètes qui sera légué à la communauté. Celle-ci pourra aussi compter sur un mégacomple­xe aquatique, inauguré au début du mois d'avril par le président Em‐ manuel Macron.

Ce centre représente notre projet, il va changer la vie des gens, a déclaré M. Macron. Plus de la moitié des enfants du départemen­t de Seine-Saint-Denis ne savent pas nager, faute d'infrastruc‐ ture dans leur quartier.

Lors de notre visite à l’une des trois nouvelles piscines conçues pour les Olym‐ piques, celle qui servira à l'entrée des athlètes pour les compétitio­ns de water-polo, de jeunes écoliers profitaien­t déjà du site, 100 jours avant les Jeux, constatait avec joie la conseillèr­e pédagogiqu­e Alexandra Aifoun.

Beaucoup d'enfants ne savent pas nager lorsqu'ils arrivent à l'école, et même souvent lorsqu'ils arrivent au collège. Donc, voilà, ça va permettre de développer l'enseigneme­nt du savoir-na‐ ger dans le départemen­t, ça c'est certain. Je ne veux pas dire que c'était inespéré, mais c’est sûr que, pour nous, les Jeux à Saint-Denis, c'est une aubaine quand on y pense.

Alexandra Aifoun, conseillèr­e pédagogiqu­e

Mais il faudra plus que des piscines, malgré tout le bien qu’elles représente­nt, pour changer la dynamique et le moral dans les cités comme celle du Franc-Moi‐ sin, où plusieurs jeunes traînent dans la rue après l'école.

Les Jeux olympiques? J’en n’ai rien à foutre, madame, nous dit un jeune perché sur sa trottinett­e.

C’est chez nous ici et on ne nous a rien demandé, ça ne va rien nous amener. On voit des anneaux olympiques partout, mais on ne se fait pas d’illusions, et on va mettre le feu, prévient le même jeune en nous conseillan­t de faire attention et de quitter les lieux.

Entraîneur de boxe au centre sportif de Franc-Moi‐ sin, Mohammed Hanzaz, ou Momo, comme tout le monde l'appelle, tient un dis‐ cours plus nuancé.

C’est une cité qui était très dure, mais aujourd'hui, tout le monde se connaît. On est une grande famille. Il y a de la colère et les jeunes viennent ici une heure et de‐ mie se défouler, se changer du quotidien, explique-t-il.

Mohammed Hanzaz constate que les Jeux olym‐ piques ont amené à SaintDenis une nouvelle énergie, mais il ne voit sincèremen­t pas en quoi cela va changer le quotidien des jeunes qu'il essaie de motiver.

Aladin, un père de famille, aimerait bien croire aux pro‐ messes du maire et à la mixité sociale.

Mais comme dit la chan‐ son de Iam, derrière la der‐ nière couche de peinture, c’est toujours la même merde. C'est le manque de moyens, ce n’est pas les mêmes écoles et je pense que c'est un calcul, ce n'est pas aléatoire, ce n'est pas par hasard.

Aladin

Si accueillir les Jeux olym‐ piques est devenu au‐ jourd’hui le symbole de pos‐ sibilités sociales, c’est ici à Saint-Denis, et non à Paris, qu'on en jugera l'héritage, dit un jeune de 18 ans qui s’en‐ traîne au centre de FrancMoisi­n. Il y aura un regard différent sur nous en ban‐ lieue, c'est sûr, mais après ça, c’est chacun sa chance, enfin, si on peut parler de chance.

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