Radio-Canada Info

Des pêcheurs nord-côtiers traversent le golfe avec leur crabe

- Renaud Chicoine-McKenzie

L'arrivée au ralenti de tra‐ vailleurs étrangers dans les usines de transforma­tion de fruits de mer force des pêcheurs à changer leurs habitudes, et à parcourir de longues distances pour décharger leurs prises. Cer‐ tains d’entre eux se tournent vers l’autre côté du golfe du Saint-Laurent : un détour éprouvant pour eux, leur navire, et leur fa‐ mille.

C’est sûr que la famille, c’est de ça qu’on parle, lance Hugo Cousineau, capitaine des Pêcheries Shipek, au bout du quai de Rivière-auRenard, en Gaspésie. S’y rendre pour décharger son crabier, le Christobal­d, prend des heures, voire des di‐ zaines d’heures.

Les conjoints, les enfants, on perd tout ce temps-là avec eux autres. Ça fait partie du métier, mais…, soupire le pêcheur. Il a dû déjeuner loin de chez lui, faire une épicerie qui ne nourrira pas sa fa‐ mille, et il n’est pas le seul. Plusieurs navires de la CôteNord autres que le Christo‐ bald sont à quai à Rivière-auRenard : ils viennent de Nata‐ shquan, de Rivière-au-Ton‐ nerre, de Havre-Saint-Pierre.

Le tout s’explique : les usines de transforma­tion de la Côte-Nord manquent de main-d'oeuvre étrangère, dont l’arrivée a été ralentie par l’obligation récente pour les voyageurs venus du Mexique d’avoir un visa. À l’usine de Poséidon, à Longue-Pointe-de-Mingan, on en attendait plus de 80. À la mi-avril, une trentaine d'entre eux n’étaient pas en‐ core arrivés.

En début de saison, la bri‐ gade s'est fait submerger de crustacés. On m’a rentré 200 000 livres de crabe en une journée, raconte le président de l’usine, Denis Reil. J’en ai eu pour trois jours. Après trois jours, un crabe com‐ mence à être magané.

Il s’est donc vu obligé de retourner les pêcheurs qui arrivent les cales trop pleines. Je leur demande de ralentir, et même, des fois, de ne pas sortir, reconnaît M. Reil.

L'option de traverser le golfe du Saint-Laurent est en‐ visageable pour les bateaux suffisamme­nt grands, mais elle n'est pas sans danger. Pour les bateaux, bien sûr, usés plus rapidement par les longues distances, mais sur‐ tout pour les matelots.

Quand on est proche des quais, on cherche à garder les journées où il fait beau pour aller à la pêche. Mais là, on est obligé de forcer le temps, et affronter les intem‐ péries, dit M. Cousineau, donc on risque de blesser notre monde aussi.

C’est donc sans surprise qu’Hugo Cousineau attend impatiemme­nt le retour à la normale dans les usines de la Côte-Nord. Ça s’en vient, mais d’ici là, à l’intérieur, la cadence est effrénée.

Un crabe seconde

Il ne reste pas beaucoup de temps à vivre à un crabe des neiges quand il entre dans l’enceinte de l’usine Po‐ séidon.

Il commence par être plongé dans un bain d’eau tiède qui sert à le nettoyer. Aussitôt dit, aussitôt fait : il se retrouve à la queue leu leu avec ses congénères sur un convoyeur qui file à toute al‐ lure autour d’une pièce. Au centre, quatre paires d’em‐ ployés sont penchés au-des‐ sus de quatre caissons méca‐ niques.

C’est l’abattoir. Dès que le crabe arrive à la hauteur d’une station, un employé l’agrippe par les pattes, le pose à l’endroit et le passe à son camarade qui, sans brus‐ queries mais avec fermeté, lui glisse les pinces dans la machine, qui le menotte à son tour.

Elle le fait aussitôt bascu‐ ler dans un engrenage. En l’espace de quelques se‐ condes, ce crabe n’est plus : il s’est fait arracher le céphalo‐ thorax (sa carapace), une scie l’a tranché en deux, et des jets d’eau violents le net‐ toient d’abord de ses ouïes, puis de ses entrailles.

Les quartiers tombent à droite, étincelant­s, et conti‐ nuent de se promener. Ils s’en vont se faire classer. Dans une nouvelle pièce, les pinces et pattes de diffé‐ rentes tailles sont organisées dans des bacs distincts, en‐ core à une vitesse fulgurante.

Sous la chaîne d’un convoyeur à la course, une discrète balance pèse les quartiers en une fraction de seconde et active un ballet de clapets, qui font chuter, avec une synchronis­ation hypnotisan­te, les quartiers à la station d’un des douze em‐ ployés alignés le long de la machine. Habilement, ils su‐ perposent les demi-crabes dans des caisses, ellesmêmes empilées et envoyées aux cuiseurs, dans une autre pièce.

Une chaîne soulève les bacs à coup de quatre ou cinq, les glisse au plafond jusqu’au-dessus d'une eau bouillante, dans laquelle elle les plonge. Quelques mi‐ nutes plus tard, on les en sort, pour ensuite les immer‐ ger dans une série de bains d’eau saline, de plus en plus froide, qui congèlent les quarts de crabes.

Fin prêts, ils sont embal‐ lés, puis expédiés.

Mercredi, 89 000 livres de crabe sont passés par Poséi‐ don. Les employés sont ren‐ trés à 7 h du matin, et ont quitté à 19 h. Sept jours par semaine, ils réussissen­t à dé‐ pecer, cuire et congeler des dizaines de milliers de crabes par jour.

Ce travail n’intéresse plus personne dans les commu‐ nautés locales, se désole De‐ nis Reil. Avant, il y avait telle‐ ment de jeunes, qu’on ne pouvait pas tous les embau‐ cher. Aujourd’hui, il n’y a plus un jeune qui vient voir…

L’ardeur au travail des Mexicains qu’il a embauchés le console. Mais ils sont en‐ core trop peu; dans la se‐ maine qui vient, Poséidon doit toutefois recevoir la trentaine de travailleu­rs étrangers qui lui manque à Longue-Pointe-de-Mingan.

Un début de saison chao‐ tique est donc en voie de se stabiliser. Les pêcheurs comme Hugo Cousineau pourront alors amarrer chez eux, enfin près des leurs.

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