Faut-il enseigner l’histoire des réfugiés palestiniens à l’école?
Se jugeant peu outillé pour parler du conflit israélo-pa‐ lestinien à l’école, un groupe d’enseignants de la Colombie-Britannique mi‐ lite pour ajouter l’histoire des réfugiés palestiniens, dont l’exode de Palesti‐ niens (ou Nakba), au pro‐ gramme scolaire. L’opposi‐ tion qu'ils ont rencontrée illustre toutefois la polari‐ sation qui entoure cette question historique.
Nous croyons que [la question palestinienne] de‐ vrait être incluse dans la liste des sujets potentiels pour les enseignants, dit d'entrée de jeu Tara Ehrcke, enseignante au secondaire à Victoria.
L’éducatrice juive, qui mi‐ lite au sein du groupe Tea‐ chers for Palestine, est l’une des voix à l’origine de ce mouvement en Colombie-Bri‐ tannique, né dans la foulée de la guerre entre Israël et le Hamas, et qui comprend des enseignants, mais aussi des parents de différentes confessions.
À ses côtés, Khaled ap‐ puie ses propos. Les derniers mois ont été difficiles, car je n’ai pas l’impression que l’his‐ toire de mon peuple est re‐ présentée à l'heure actuelle, dit le Vancouvérois, né de pa‐ rents palestiniens.
L’enseignant du primaire souligne le peu de place ac‐ cordé à l'histoire de la Pales‐ tine et d'Israël en classe, de même que l’absence d’outils pour les enseignants, sou‐ vent mal à l'aise d’en parler. Nous sommes à un point où on ne peut pas se permettre de voir une autre génération d’élèves grandir en se disant que c’est trop compliqué ou délicat pour en parler, juge-til.
En Colombie-Britannique, les enseignants jouissent d’une liberté importante sur la matière enseignée, ayant la possibilité de sélectionner parmi une liste de sujets re‐ commandés pour enseigner des enjeux comme la discri‐ mination ou les droits de la personne.
L’objectif de la démarche est d’inclure la situation du peuple palestinien comme sujet suggéré dans le pro‐ gramme scolaire, au même titre que l’apartheid en Afrique du Sud, le génocide au Rwanda ou l’internement des Japonais au Canada du‐ rant la Deuxième Guerre mondiale, afin de mieux ou‐ tiller les enseignants.
Cela peut faire peur de parler de la Palestine ou d'Is‐ raël. En l’ajoutant au pro‐ gramme scolaire, cela nous permet, à nous, les éduca‐ teurs, d’aborder cette ques‐ tion en classe avec plus de confiance.
Khaled, enseignant
Or, contrairement à d’autres événements histo‐ riques comme l’apartheid ou le génocide rwandais, qui ne sont plus au coeur de l’actua‐ lité, la situation du peuple palestinien demeure en sus‐ pens.
Le groupe Teachers for Palestine a obtenu une pre‐ mière victoire en mars der‐ nier, en convainquant les dé‐
légués à l’Assemblée géné‐ rale annuelle de la Fédéra‐ tion des enseignants de la Colombie-Britannique (BCTF), qui représente les quelque 50 000 enseignants de la pro‐ vince, d’appuyer une motion en ce sens.
La résolution, adoptée à la majorité, demande à la BCTF de faire pression de façon continue auprès du ministère de l’Éducation afin d’inclure la Nakba, la guerre israéloarabe de 1948 ainsi que l’oc‐ cupation militaire en Cisjor‐ danie et dans la bande de Gaza dans le programme scolaire.
Une pétition lancée dans la foulée et appuyée par une coalition d’organisations comme Teachers for Pales‐ tine et Voix juives indépen‐ dantes recueillait, en date du 14 avril, plus de 6200 signa‐ tures.
Un exode reconnu par l’ONU
La Nakba, ou catastrophe en arabe, décrit l’exode de plus de 700 000 Palestiniens lors de la création de l’État d'Israël en 1948. À l’époque, après le rejet par les pays arabes d’une solution à deux États, l'un juif et l'autre arabe, Israël déclare néanmoins son indépendance. Les pays arabes voisins lancent alors un assaut contre Israël, que l’armée israélienne repousse.
La guerre fait fuir bon nombre de Palestiniens, alors que d’autres sont expul‐ sés de force. Un grand nombre d’entre eux se réfu‐ gient en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, tandis que d’autres trouvent refuge dans les pays voisins.
Israël insiste sur le fait que les Palestiniens n’ont pas été chassés, mais que la plu‐ part d’entre eux ont quitté le territoire de leur plein gré pour une multitude de rai‐ sons, notamment pour éviter de se trouver sous le feu croisé des belligérants.
Soixante-quinze ans plus tard, au fil des nouveaux dé‐ placements et des nais‐ sances, il y a aujourd’hui quelque 5,9 millions de réfu‐ giés palestiniens enregistrés dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ainsi qu’en Jorda‐ nie, au Liban et en Syrie, se‐ lon les Nations unies.
Environ 1,8 million de Pa‐ lestiniens, descendants de ceux qui n’ont pas quitté le territoire en 1948, ont au‐ jourd’hui la citoyenneté israé‐ lienne.
En 2022, l’Assemblée gé‐ nérale des Nations unies a adopté une résolution pour commémorer la Nakba afin de rappeler cette page d’his‐ toire, mais aussi l’injustice que les Palestiniens conti‐ nuent de subir. La première commémoration a eu lieu le 15 mai 2023.
C’est un moment tragique et horrible de l'histoire et cela fournit un contexte cru‐ cial aux événements et aux atrocités auxquels nous as‐ sistons actuellement à Gaza, estime Khaled.
Une contre-pétition
Le mouvement lancé ces dernières semaines ne fait toutefois pas l’unanimité. Dans un article paru le 29 mars, le National Post remet‐ tait en question le bien-fondé de la démarche, qui déforme, selon des historiens interro‐ gés par le quotidien, les évé‐ nements de 1948.
C’est aussi l’impression de Maria Kleiner, une mère de famille de Vancouver qui a lancé une pétition afin que la Colombie-Britannique rejette la proposition qui pourrait, selon elle, accroître la haine envers certains enfants [...] créant ainsi un environne‐ ment d'apprentissage dange‐ reux.
En date du 14 avril, la contre-pétition avait reçu plus de 5600 signatures.
Cela arrive à un moment déjà difficile et cela créera de la division et de la polarisa‐ tion, croit Mme Kleiner, qui a vécu en Israël et tient, depuis l’attaque du Hamas, un car‐ net en ligne où elle se décrit comme une sioniste cana‐ dienne .
C’est un sujet complexe et, en le simplifiant, cela devient purement de la propagande politique dans la salle de classe, où cela n’a pas sa place.
Maria Kleiner
Mme Kleiner déplore en outre que des représentants officiels de la communauté juive en Colombie-Britan‐ nique n’aient pas participé à l’écriture de la résolution de la BCTF.
En entrevue, le vice-pré‐ sident pour la région Paci‐ fique du Centre consultatif des relations juives et israé‐ liennes (CIJA), Nico Slobinsky, a confirmé avoir contacté la BCTF pour lui faire part de son opposition à l’initiative, alors que, selon ses observa‐ tions, des élèves et ensei‐ gnants juifs font déjà face à de l’intimidation à l’école. En‐ seigner la Nakba va délégiti‐ mer Israël. La délégitimation d'Israël mène à la démonisa‐ tion pas seulement des Israé‐ liens, mais des Juifs cana‐ diens qui appuient en grande majorité Israël, a-t-il dit.
NDLR : La position du Centre consultatif des rela‐ tions juives et israéliennes a été ajoutée au texte le 19 avril.
Tamara Herman, une mère de famille de Vancou‐ ver militant pour Voix juives indépendantes, une organi‐ sation dont la mission est de promouvoir la justice et la paix pour tous en Israël-Pa‐ lestine et qui appuie le mou‐ vement, n'est pas de cet avis.
Mes grands-parents ont survécu à l'Holocauste. C'est une histoire que j'ai enten‐ due 1000 fois pendant mon enfance, raconte-t-elle. Ce qu’on voit maintenant, je trouve cela absolument in‐ supportable et je veux m’as‐ surer que mes enfants peuvent grandir dans un monde où les génocides ne sont plus possibles.
Pour la mère de deux en‐ fants, cet objectif passe juste‐ ment par une meilleure com‐ préhension des événements qui ont mené à la guerre ac‐ tuelle entre Israël et le Ha‐ mas, ce qui inclut la Nakba.
La solution à des gestes haineux envers des enfants qui font partie de la commu‐ nauté juive, ce n’est pas de retirer de l'information, c'est de permettre aux enfants de comprendre qu’ils ont une responsabilité de changer le monde.
Tamara Herman
Un défi pour les ensei‐ gnants
Le conflit israélo-palesti‐ nien est une des théma‐ tiques qui est la plus difficile pour les enseignants et c'est une thématique qu’ils vont souvent essayer d'éviter, ob‐ serve Sabrina Moisan, pro‐ fesseure de didactique de l'histoire à la faculté d'éduca‐ tion de l'Université de Sher‐ brooke.
Dans l'enseignement de l'histoire de l'Holocauste, on va s'arrêter avant d'arriver à la création de l'État d'Israël, poursuit-elle. La chercheuse attribue ce défi au change‐ ment du rapport de force lors de la création d'Israël. Les rôles changent et ça com‐ plexifie le travail des ensei‐ gnants.
Sabrina Moisan voit d’un bon oeil les discussions sur l’inclusion de cet enseigne‐ ment en salle de classe. On vit en démocratie, et c'est très important de pouvoir s'exprimer, de pouvoir de‐ mander, et qu’une majorité de points de vue et de pers‐ pectives puissent être enten‐ dus, croit-elle.
La ministre de l'Éduca‐ tion s'en remet aux éduca‐ teurs
Questionnée dans les cor‐ ridors de l’Assemblée législa‐ tive à Victoria, la ministre de l’Éducation, Rachna Singh, a refusé de se prononcer sur l’inclusion de la Nakba dans le programme scolaire.
Je laisse cela aux ensei‐ gnants, a-t-elle dit. Je m’at‐ tends à ce qu’ils utilisent leur jugement professionnel pour enseigner ces questions complexes et sensibles.
La ministre a ajouté que, selon elle, les enseignants sont correctement outillés à l’heure actuelle.