Jaune, l’album phare de Jean-Pierre Ferland
L’album Jaune, lancé en 1970, a marqué un tour‐ nant dans la carrière de Jean-Pierre Ferland, qui s’est éteint à l'âge de 89 ans samedi soir. Il a aussi créé une petite révolution au Québec. Doté d’un budget jamais vu à l’époque, il est considéré comme le pre‐ mier album-concept issu de la province, et l’un des pre‐ miers à mettre de l’avant autant de synthétiseurs.
À la fin des années 1960, la musique québécoise était encore marquée par une di‐ chotomie entre les chanson‐ niers dans la veine de Félix Leclerc et les artistes yéyé, qui reprenaient en français des succès populaires anglo‐ phones.
Les 10 premières années de sa carrière, Jean-Pierre Ferland s’est illustré dans la première catégorie.
Ce carcan volera en éclats avec l’arrivée sur la scène de Robert Charlebois et des groupes comme L’infonie, qui ont redéfini les frontières musicales avec l’inclusion de la batterie et de la guitare électrique, des textes plus abstraits et un mélange des genres.
Pour plusieurs auteurscompositeurs-interprètes, il y a eu une remise en question, expliquait le musicologue Da‐ nick Trottier au micro de Jacques Beauchamp en 2020. C’est d’ailleurs après avoir vu Robert Charlebois à l’Osstid‐ cho que Jean-Pierre Ferland a eu une révélation.
Le déclic : Charlebois, l’Osstidcho et un premier joint
Le chanteur a vu l’Osstid‐ cho avec le producteur Guy
Latraverse à son retour de France, après le succès d’Un peu plus loin (1969). Il a été profondément bouleversé par ce spectacle qui mêlait folie, musique et humour, mais surtout par la presta‐ tion disjonctée de Robert Charlebois.
J’ai d'abord vu qu’il s’amu‐ sait sur scène, ce que je n’avais pas appris à faire en‐ core... Pas assez vedette pour pouvoir m’amuser, s’estil rappelé en entrevue avec René Homier-Roy en 2017,à l’émission Viens voir les musi‐ ciens.
C’était l’humour… Moi, j’écrivais des chansons sé‐ rieuses, mon principal objec‐ tif dans la vie était l’amour. Eux avaient de l’amour, et de l’humour [...] Et ils fumaient des joints.
Jean-Pierre Ferland, au mi‐ cro de René Homier-Roy, en 2017
À 37 ans, celui qui se dé‐ crivait alors comme plutôt straight n’avait encore jamais touché au cannabis. Il en fera l’expérience lors d’un voyage en France avec Michel Robi‐ doux, guitariste de Robert Charlebois qu’il venait de re‐ cruter pour son prochain al‐ bum. Ce soir-là, j’ai écrit Le petit roi d’une seule traite.
Le studio comme allié créatif
Jean-Pierre Ferland a com‐ posé Jaune de concert avec Michel Robidoux, passant six mois en studio avec lui et le réalisateur André Perry. Il s’est aussi allié les services de trois musiciens de studio américains réputés, David Spinozza (guitare), Tony Levin (basse) et Jim Young (batte‐ rie).
La puissance du trio im‐ prègne tout l’album, en parti‐ culier sur God is an Ameri‐ can, qui rappelle les envolées musicales des concerts de Charlebois. Ant Phillips et Buddy Fasano seront recru‐ tés pour les arrangements.
Inspiré des premiers al‐ bums-concepts de la fin des années 1960, comme Pet Sounds des Beach Boys ou Sgt. Pepper’s des Beatles, Ferland et son équipe vou‐ laient faire du studio une composante intégrale du processus de création, en prenant le temps d’expéri‐ menter.
J’ai été le premier au Qué‐ bec à me servir des synthés, mais à ce moment-là, il fallait les faire venir de Los Angeles. Il fallait faire venir des techni‐ ciens avec, parce qu’on ne sa‐ vait pas comment opérer ça, s’est-il rappelé.
On travaillait des heures de temps pour essayer d’avoir un son de trompette, mais on ne voulait pas de joueur de trompette, on vou‐ lait ce nouveau son, a-t-il ajouté.
Une résonance hors des frontières et hors du temps
Les remous de Jaune se sont aussi fait ressentir hors des frontières et après son époque, jusqu’en 2009, quand l’actrice et chanteuse Charlotte Gainsbourg a re‐ pris avec brio l’hypnotisante chanson Le chat du café des artistes sur son album IRM, suivant la proposition de son réalisateur Beck.
Plus près de nous, plu‐ sieurs artistes, dont Ariane Moffatt, Jérôme Minière et Champion, ont revisité l’al‐ bum à la sauce électronique en 2005. Trois ans plus tard, dans le journal La Presse, Jaune a été sacré meilleur al‐ bum québécois de l'histoire par un jury regroupant 50 journalistes et personnalités de l'industrie du disque.
L’année d’avant, le journa‐ liste culturel de CBC au Nou‐ veau-Brunswick Bob Merse‐ reau avait également placé l’album à la 71e position dans son livre The Top 100 Cana‐ dian Albums.