Le temps des sucres en plein hiver demande de l’adaptation
À Roxton Pond, en Estrie, Sébastien Côté entaille ses érables en décembre de‐ puis cinq ans. Il faut dire qu’il a 110 000 entailles à faire dans autant d’érables. Cet entaillage hâtif a com‐ mencé à cause d’un manque de main-d’oeuvre. Pour être à 100 % de sa ca‐ pacité de récolte d’eau d’érable à la mi-février avec peu d’employés, il fallait s’y mettre plus tôt.
Cette année, les Côté ont commencé à entailler le 6 dé‐ cembre. Avec les redoux qui se sont succédé cet hiver, ils ont profité d’une première coulée dès le 16 décembre, puis de six autres dans les semaines suivantes, à me‐ sure que les érables étaient entaillés.
En février, ils ont eu un nombre de coulées record. À tel point qu’à la fin du mois, ils avaient déjà produit le quart de leur quota annuel de sirop d’érable.
Généralement, au Qué‐ bec, la production de sirop d'érable a lieu entre le début de mars et la fin d'avril, selon les régions.
Cette année, la saison des sucres a commencé tôt pour tout le monde. Les acéricul‐ teurs se sont fait surprendre par des coulées à la fin fé‐ vrier au Saguenay, à la mi-fé‐ vrier dans le Bas-SaintLaurent, au Témiscamingue et en Mauricie, et dès dé‐ cembre en Beauce, en Mon‐ térégie et en Estrie.
La production de sirop d’érable est intimement liée aux conditions météorolo‐ giques.
Les précipitations durant l’automne et l’hiver font va‐ rier la quantité d’eau dans les sols.
L’ensoleillement en été et en automne joue un rôle sur la quantité d’amidon que l’arbre accumule grâce à la photosynthèse. En hiver, c’est cet amidon qui se transforme en sucre pour protéger les cellules de l’arbre du froid. Le
sucre agit comme un antigel. La saison s’allonge ou s’écourte au gré des tempé‐ ratures du printemps. Les plus élevées entraînent l’ap‐ parition des bourgeons, qui sonnent la fin de la saison.
Les cycles de gel et de dé‐ gel entraînent un change‐ ment de pression dans l’arbre, qui permet à l’eau d’érable de couler.
La production acéricole varie chaque année, à l’image de la météo. Mais le climat, lui, tend à se réchauffer, ce qui devance la saison des sucres.
Pour mieux conjuguer l’avenir de l’acériculture avec les changements climatiques, divers éléments, comme la photopériode, la sécheresse ou la génétique de l’érable sont sous la loupe de plu‐ sieurs chercheurs au Qué‐ bec.
Pour l’instant, d’après le conseiller acéricole Vincent Poisson, ingénieur forestier chez ProForêt consultants, moins de 10 % des érablières font de l’entaillage hâtif, sur‐ tout là où les dégels sont plus fréquents.
Ce n'est pas encore une pratique courante dans les grosses régions productrices comme en Beauce ou dans le Bas-Saint-Laurent.
Opter ou non pour l’en‐ taillage hâtif
Patrick Boucher a le sirop dans les veines, dit-il. Il fait de l’acériculture depuis 1987 et exploite aujourd’hui plus de 40 000 érables dans les municipalités de Milan et d’Audet, aussi en Estrie.
Il commence à faire bouillir son eau un mois et demi plus tôt que ne le faisait son père il y a 60 ans. Mais il ne souhaite pas démarrer les opérations avant janvier.
Selon lui, plus on entaille de bonne heure, plus ça finit de bonne heure aussi. La coulée s’arrête parce que l’arbre commence à cicatri‐ ser. C’est pour ça qu’il faut entailler le plus tard possible.
Est-ce qu’entailler plus tôt engendre effectivement une perte de volume en fin de saison à cause de la cicatrisa‐ tion? Pour répondre au mieux à cette question que lui posent souvent ses clients, le conseiller acéricole Vincent Poisson a fait des tests dans son érablière ex‐ périmentale de 6000 arbres entaillés à Lac-Mégantic.
Depuis quatre ans, il com‐ pare des coulées d’érables entaillés à la mi-décembre avec d’autres de la mi-février, la période la plus commune dans beaucoup de régions.
Chaque année, Vincent Poisson fait le même constat. Fin avril, il note une perte de rendement de 5 à 10 % avec les entailles faites à la mi-dé‐ cembre. Mais ça se fait dans les moments où la sève est moins de qualité. Ce qui fait un sirop qui a plus de dé‐ fauts de saveurs. Donc, c'est du sirop qui a une moindre valeur au niveau écono‐ mique, précise-t-il.
Ainsi, le volume d’eau perdu en fin de saison pour‐ rait être compensé financiè‐ rement par le volume gagné avec les coulées hâtives. Tout dépend de la taille de l’entre‐ prise.
M. Poisson ne conseille pas l’entaillage hâtif à tout le monde. C'est un choix per‐ sonnel de l'acériculteur, qui vient avec des contraintes se‐ lon le type d’entreprise.
Je n'ai pas la même vision que d'autres gars de cabane qui ont une ferme laitière et 4000-5000 entailles au bout de leur terre, souligne Sébas‐ tien Côté. Pour eux, c’est comme une deuxième job. Moi, c'est mon gagne-pain, alors je vais aller chercher le maximum de ce que l’érable peut me donner.
Selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, environ 40 % des entreprises exploitant des érablières ont déclaré que l’acériculture n’était pas leur activité princi‐ pale en 2020.
Si on entaille en dé‐ cembre au lieu de la mi-jan‐ vier, la période de travail est plus longue. Il faut soit être disponible, soit embaucher de la main-d’oeuvre, ce qui re‐ présente des coûts dans les deux cas. Lors des coulées, il faut aussi être présent pour faire bouillir l’eau au fur et à mesure qu’elle est recueillie.
Sébastien Côté sourit en disant que les nuits blanches sont nombreuses dans la sai‐ son des sucres.
Michel Côté et Vincent Poisson insistent aussi sur l’isolation des équipements, qui vont subir des gels et dé‐ gels plus importants qu’au printemps.
L’industrialisation de l’acé‐ riculture aussi permet d’en‐ tailler plus tôt. Quand on ré‐ colte à la chaudière, les en‐ tailles sont davantage expo‐ sées à l’air et cicatrisent plus rapidement qu’avec des tu‐ bulures sous vide.
Quant au taux de sucre dans l’eau d’érable, il est tou‐ jours plus faible en début de saison, en hiver comme au printemps. Mais en dé‐ cembre et en janvier, ce taux est pratiquement deux fois plus bas [qu’au printemps], donc il faut récolter plus de sève pour produire autant de sirop, explique M. Poisson.
Il faut alors être équipé d'un concentrateur de sève. Il est utile à l’étape de la pro‐ duction appelée osmose, qui consiste à concentrer le sucre dans l’eau d’érable avant de la faire bouillir, pour réduire la durée d’évapora‐ tion et donc la consomma‐ tion d’énergie.
La saison des sucres est aujourd’hui terminée dans la plupart des régions.
Sébastien Côté n'a pas constaté de baisse de rende‐ ment en avril. Il a décidé d'ar‐ rêter sa production à cause du changement de goût du sirop qu'occasionne l’éclosion des bourgeons en fin de sai‐ son, pas parce que l’eau ne coule plus. Il est très content de sa saison 2024.
Patrick Boucher, lui, est plus mitigé, même s’il a presque égalé son rende‐ ment record de 2022.
Les chiffres des Produc‐ teurs et productrices acéri‐ coles du Québec seront pu‐ bliés en mai. Mais, déjà, leur porte-parole Joël Vaudeville assure qu’on est en voie d’égaler, voire de dépasser, le record de la saison 2022 qui était de 211 millions de livres de sirop d’érable.
Il y avait plus d’entailles en production cette année qu’en 2022 dans la province.
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