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Trans Mountain : aussi essentiel qu’insensé, à entendre ses voisins

- Anne Levasseur

Tout le long du pipeline Trans Mountain, un énorme tuyau de 1150 km, son acceptatio­n sociale va‐ rie d'un extrême à l'autre. C'est qu'il pourrait générer des milliards de dollars de retombées économique­s, en augmentant la capacité de transport du pétrole al‐ bertain vers la côte ouest. Mais son exploitati­on pose des risques environnem­en‐ taux démesurés, selon ses opposants.

Dawn Watts exploite une entreprise d’écotourism­e et une ferme horticole spéciali‐ sée dans les plantes indi‐ gènes comestible­s et médici‐ nales, à Gainford, à 90 km à l’est d’Edmonton, en Alberta.

Je ne suis pas du genre à embrasser les arbres - bien que j’adore mes arbres -, mais je suis certaineme­nt soucieuse de l’environne‐ ment.

Dawn Watts, résidente de Gainford et propriétai­re de Medieval Manor Gardens

Dans le hameau de Gain‐ ford, où vivent à peine plus d’une centaine de personnes, la fermeture de mines de charbon a été dure pour l’économie.

Ici, les gens qui ne sont pas fermiers vivent du pé‐ trole et du gaz, ou encore tra‐ vaillaient dans le charbon avant que tout ferme, ex‐ plique l’horticultr­ice. Pour elle, le pipeline crée de l’em‐ ploi et permet de donner un nouveau souffle à la région.

Il constitue aussi, pour les résidents de Gainford, un moindre mal.

Gainford est traversé de‐ puis des années par des trains qui transporte­nt du pétrole. La petite commu‐ nauté a été le théâtre d’un accident ferroviair­e en 2013, quelques mois après la catas‐ trophe de Lac-Mégantic.

Le train a déraillé et tout s’est enflammé. Le recouvre‐ ment de notre maison a fondu, les arbres ont pris feu. C’était affreux, se souvient Mme Watts, la voix enterrée par le grincement d’un train qui passe par hasard à ce moment-là de l’autre côté de sa terre.

Moins bruyant que le train, le pipeline devrait sur‐ tout être plus sécuritair­e, es‐ time-t-elle.

Une centaine de kilo‐ mètres plus à l’est, à Edson, l’expansion du pipeline a aussi généré des retombées économique­s importante­s.

La constructi­on a suscité beaucoup d’enthousias­me et donné un fier coup de main aux entreprise­s d’ici, se sou‐ vient Don Patterson, résident d'Edson et propriétai­re d'un magasin de fourniture­s in‐ dustrielle­s.

Toute sa vie, le commer‐ çant a vu sa ville de 8000 ha‐ bitants osciller entre booms et creux économique­s.

Le projet d'expansion de Trans Mountain a attiré des milliers de travailleu­rs sup‐ plémentair­es dans sa com‐ munauté. Les hôtels, les res‐ taurants, les commerces lo‐ caux : tout le monde en a profité.

Les gens d’ici sont propi‐ pelines et c’est bien normal. En Alberta, c’est une part im‐ portante de nos vies et c’est le gagne-pain de nom‐ breuses familles.

Don Patterson, proprié‐ taire de Patterson’s Parts and Supply

L’expansion de l’oléoduc a soutenu plus de 36 000 em‐ plois directs et indirects de‐ puis sa mise en chantier en 2019, souligne Trans Moun‐ tain Corporatio­n, la société d’État créée lors du rachat du projet par le gouverneme­nt fédéral l’année d’avant.

Le projet d’expansion de Trans Mountain consistait à dédoubler, sur toute sa lon‐ gueur, un oléoduc construit dans les années 1950, et d’augmenter sa capacité de transport de 300 000 barils de pétrole brut par jour à 890 000. Il a été annoncé pour la première fois en 2012 par l’entreprise Kinder Mor‐ gan, qui en était alors pro‐ priétaire. En 2018, le gouver‐ nement fédéral s’est porté à la rescousse du projet qui battait de l’aile et l’a racheté pour 4,5 milliards de dollars. La facture de l’expansion dé‐ passe aujourd’hui 34 mil‐ liards de dollars, soit près de cinq fois plus que les estima‐ tions initiales.

Ce pipeline est vital pour l'économie de l'Alberta.

Le dédoubleme­nt de l’oléoduc sur toute sa lon‐ gueur permettra d’augmen‐ ter la production de pétrole albertain d’environ 10 % et de tripler les exportatio­ns vers l'Ouest américain et les marchés asiatiques.

D’un point de vue écono‐ mique, ce pipeline est proba‐ blement essentiel. Il va ap‐ porter énormément de reve‐ nus.

Charles St-Arnaud, écono‐ miste en chef d'Alberta Cen‐ tral

D’après l’économiste, l’augmentati­on de la capacité de Trans Mountain permettra à l’Alberta de recevoir près de 2 milliards supplément­aires en redevances chaque an‐ née.

Ce sont là des revenus di‐ rects, sans inclure les impôts sur les revenus des entre‐ prises et sur le revenu des particulie­rs, qui vont aussi augmenter avec la hausse de la production, dit-il.

Ce 1er mai marque le dé‐ but de l'exploitati­on commer‐ ciale du réseau agrandi de Trans Mountain. Il faudra toutefois quelques semaines avant que le pétrole coule au maximum de sa capacité dans la nouvelle canalisati­on.

La société d’État prévoit charger le premier navire à partir de celle-ci d’ici la mimai.

M. St-Arnaud est d’avis que le gouverneme­nt fédéral pourra aussi, à terme, bénéfi‐ cier de ce projet, et ce, mal‐ gré la facture de sa construc‐ tion, qui dépasse maintenant 34 milliards de dollars.

Dans un contexte cana‐ dien où on aura besoin d’énormément de capitaux au cours des prochaines an‐ nées, avoir des revenus fis‐ caux supplément­aires va at‐ ténuer énormément les pres‐ sions budgétaire­s qu’on a en ce moment, estime-t-il.

À l’ouest des Rocheuses, en Colombie-Britanniqu­e, l’acceptabil­ité sociale du pro‐ jet est tout autre, et les points de vue varient davan‐ tage.

On n’est pas contre l’ex‐ ploitation des ressources, mais contre le fait d’être igno‐ rés et d'être pris avec de gros gâchis.

Michael LeBourdais, chef de la nation Whispering Pines

Les terres de son ranch, à 40 km au nord de Kamloops, sont traversées, comme celles de l’ensemble de sa na‐ tion, par l’oléoduc original de‐ puis 1954. On y pense tout le temps. On passe dessus en voiture, à pied, tous les jours. On a fini par s’y habituer.

Or, M. LeBourdais en a as‐ sez de vivre avec cette pré‐ sence souterrain­e sans pou‐ voir en tirer de bénéfices. Sa communauté fait partie d’un consortium de Premières Na‐ tions qui espère aujourd’hui acquérir des parts de Trans Mountain.

S’il faut vivre avec les risques, mieux vaut avoir notre mot à dire et une part des profits, fait-il valoir.

Pour une petite commu‐ nauté comme la nôtre et pour toutes les autres le long du tracé, ce serait majeur. On parle de plus de 550 millions de revenus par année. [...] Nous n’aurions plus à de‐ mander de l’argent au gou‐ vernement chaque fois que nous voulons construire une maison, un centre pour aî‐ nés... On pourrait s’autofi‐ nancer.

Michael LeBourdais, chef de la nation Whispering Pines

L’idée de profiter de ce pi‐ peline est toutefois loin de faire l’unanimité parmi les Premières Nations qui vivent le long du tracé.

Miranda Dick, matriarche de la nation Tk'emlúps te Secwépemc, ne peut conce‐ voir de s’associer à un projet comme Trans Mountain.

Les gains seront de courte durée par rapport à la me‐ nace que le pipeline repré‐ sente pour notre peuple, ditelle. La terre appartient à nos enfants. La terre ne peut pas être vendue ou cédée à qui que ce soit.

Elle s’inquiète des consé‐ quences d’une fuite de pé‐ trole sur les réserves d’eau de sa nation, établie sur les berges de la rivière Thomp‐ son Nord, et sur l’écosystème environnan­t.

Ma crainte, c’est qu’en cas de fuite, aucune opération de nettoyage ne puisse éponger les dégâts.

Miranda Dick, matriarche de la nation Tk'emlúps te Secwépemc

Et plus on s’approche de la côte, plus le spectre du dé‐ sastre écologique inquiète.

La question n’est pas si, mais quand nous subirons un déversemen­t, croit Jim Leyden, aîné de la nation Coast Salish.

À Burnaby, les raisons de s’inquiéter de la mise en ser‐ vice du nouveau pipeline sont nombreuses.

Avec l’expansion du Trans Mountain, plus de 400 pétro‐ liers vont naviguer dans l’étroit passage de l’anse Bur‐ rard chaque année. C’est plus qu’un par jour. Et c’est sept fois plus qu'auparavant.

La détériorat­ion de l’envi‐ ronnement acoustique sera majeure pour les orques. Leur habileté à chasser et à trouver de la nourriture sera considérab­lement réduite par tout ce bruit.

Valeria Vergara, docteure en zoologie et chercheuse pour la Raincoast Conserva‐ tion Foundation

Le passage d’autant de pétroliers représente des risques difficiles à justifier pour tout l'écosystème ma‐ rin, selon la chercheuse.

Puis, il y a les risques liés à l’entreposag­e du pétrole au dépôt de Burnaby, à proxi‐ mité de quartiers résiden‐ tiels.

Nous vivons sur le quivive. Si vous voulez voir de quoi a l’air une communauté en alerte, venez-nous voir, lance Tara Shushtaria­n, dont la maison est située tout près du vaste complexe d’entrepo‐ sage.

La majorité des résidents rencontrés dans le voisinage sont d’avis que l’expansion du Trans Mountain est insen‐ sée.

Le gouverneme­nt a eu l’arrogance d’acheter ce pipe‐ line, et maintenant, il va nous le faire payer, s'insurge Elan Gibson, militante de la pre‐ mière heure et résidente de Burnaby.

Un fait demeure : le pipe‐ line est là pour de bon.

Entre les voix discor‐ dantes, il y a maintenant un désir de s’assurer qu’il est sé‐ curitaire et que les Premières Nations qui vivent le long de son tracé pourront bénéficier d’une part des profits géné‐ rés.

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