Justice criminelle : Poilievre veut réussir là où Harper a échoué
À moins d’un an et demi des prochaines élections, Pierre Poilievre commence à détailler ce qui se cache derrière certains de ses slo‐ gans. Et pour mettre en oeuvre l’une de ses quatre priorités, celle de « stopper le crime », le chef conser‐ vateur semble prêt à prendre les grands moyens.
Il donne également un avant-goût du style qu’il compte employer pour arri‐ ver à ses fins, comme l’illustre son expulsion des Communes, mardi.
Lundi soir, devant l’Asso‐ ciation canadienne des poli‐ ciers, il a indiqué à mots cou‐ verts qu’il n’avait pas l’inten‐ tion de laisser les juges de la Cour suprême du Canada (CSC) avoir le dernier mot en matière de justice criminelle. Pour ce faire, il laisse en‐ tendre qu’il planifie avoir re‐ cours à la disposition de dé‐ rogation, aussi appelée clause dérogatoire, de la Charte canadienne des droits et libertés - une disposition souvent qualifiée d’option nucléaire.
Toutes mes propositions sont constitutionnelles, a-t-il tranché. Nous allons les rendre constitutionnelles en utilisant n’importe quel outil que me permet la Constitu‐ tion pour les rendre constitu‐ tionnelles. Je pense que vous savez exactement ce que je veux dire.
Elles vont être mises en place, a-t-il prévenu. Et elles resteront en place.
En d'autres mots : s'il de‐ vient premier ministre, Pierre Poilievre s'assurera que les tribunaux ne pourront pas détricoter ses initiatives comme ils l’ont fait pour le dernier conservateur à avoir dirigé le pays, Stephen Har‐ per.
Réforme Harper débou‐ lonnée
De grands pans de la ré‐ forme en matière de justice criminelle entreprise par l’an‐ cien premier ministre conser‐ vateur ont été déboulonnés au fil du temps.
La Cour suprême du Ca‐ nada a notamment invalidé les peines minimales pour crimes par armes à feu et certaines dispositions plus strictes concernant les re‐ mises en liberté.
Mais c’est le jugement sur la peine d’Alexandre Bisson‐ nette, qui a tué six fidèles à la grande mosquée de Québec en 2017, qui a certainement le plus marqué les esprits. Dans une décision unanime, les juges du plus haut tribu‐ nal du pays ont déclaré in‐ constitutionnelles les peines consécutives, permettant de cette façon à Bissonnette de faire une demande de libéra‐ tion conditionnelle après 25 ans plutôt que d’être assuré de finir ses jours en prison.
Les juges invalidaient ainsi une loi adoptée en 2011 par le gouvernement Harper qui permettait d’additionner les peines de prison à perpé‐ tuité pour les individus ayant commis plusieurs meurtres.
Pierre Poilievre ne laisse planer aucun doute : il en‐ tend revenir à la charge.
Je pense que c’est une honte. Quand je serai pre‐ mier ministre, [Alexandre Bis‐ sonnette] va rester derrière les barreaux et en sortira seulement dans une boîte [un cercueil], a-t-il promis mardi, en marge d’un dis‐ cours. Le chef conservateur a assuré que l’auteur de la tue‐ rie purgerait six peines à vie.
Un tabou tombe
Le gouvernement fédéral n’a jamais invoqué l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, parfois aussi appelé « clause non‐ obstant ». Seules les pro‐ vinces y ont eu recours.
C’est d’ailleurs pour satis‐ faire les provinces que la clause a été incluse à la der‐ nière minute dans les négo‐ ciations entourant l’instaura‐ tion de la Charte, au moment du rapatriement de la Consti‐ tution, en 1982.
Aux yeux du professeur de droit de l’Université Laval Patrick Taillon, c’est un tabou qui pourrait tomber si Pierre Poilievre allait de l’avant en invoquant cette disposition. Ce serait un symbole très fort et surtout un précédent qui dédramatiserait ensuite l’uti‐ lisation de la dérogation, a-til noté en entrevue.
Mais Pierre Poilievre a prouvé à de multiples re‐ prises qu’il n’a pas peur de s’en prendre aux institutions.
Alors qu’il n’était encore que candidat à la direction du Parti conservateur du Ca‐ nada, il a attaqué l'indépen‐ dance de la Banque du Ca‐ nada en promettant de congédier son gouverneur. Une promesse qu’il a réitérée après avoir été élu chef.
Son comportement à la période des questions en est un autre exemple. Mardi, il s’est fait expulser de la Chambre des communes après avoir refusé de s’excu‐ ser pour avoir traité de cinglé (wacko) le premier ministre Trudeau.
Sur le réseau X, il a par ailleurs qualifié le président de la Chambre, Greg Fergus, de président libéral, alors qu’il est officiellement indé‐ pendant puisqu'il est élu par l’ensemble des députés.
À qui cela va-t-il profi‐ ter?
Mardi, Justin Trudeau a tenté de dépeindre Pierre Poilievre comme un politicien radical qui souhaite renver‐ ser les protections fonda‐ mentales des Canadiens ga‐ ranties par la Charte. Son lieutenant pour le Québec, Pablo Rodriguez, est allé jus‐ qu’à se demander si le chef conservateur pourrait invo‐ quer la disposition de déro‐ gation pour interdire l’avorte‐ ment - alors que Pierre Poi‐ lievre assure qu’il ne veut pas ouvrir ce débat.
Mais - même pour le parti qui a la Charte tatouée sur le coeur - il pourra être ardu de démontrer concrètement l'importance qu'aurait un re‐ cours éventuel à l'article 33.
Alors que l’électorat ap‐ prend encore à connaître Pierre Poilievre, il a désor‐ mais un aperçu de ses mé‐ thodes, loin d’être tradition‐ nelles. Et il décidera au mo‐ ment des prochaines élec‐ tions s’il aime ce qu’il voit ou pas.
D’ici là, la foire d’em‐ poigne à laquelle on a assisté à la période des questions aux Communes, mardi, nous fait comprendre que la ba‐ taille électorale sera d’une âpreté rarement vue au Ca‐ nada.