Radio-Canada Info

Un campus. Une clôture

- Émilie Dubreuil

En 1924, Lady Amy Redpath Roddick a fait un don à l’Université McGill. Elle a fait construire en l’honneur de son défunt mari le por‐ tail d'inspiratio­n grecque qui ouvre encore aujour‐ d'hui la voie du campus de McGill aux passants. Mais pas en ce jour de manifes‐ tation. Non. Aujourd’hui, très exceptionn­ellement, la clôture est résolument fer‐ mée.

Et, comme si la vieille clô‐ ture en fer forgée installée en bordure du campus à la fin du 19e siècle avait appelé à l’aide, des policiers, nom‐ breux, qui se tenaient bien droits et impassible­s, fai‐ saient de leurs corps une autre barrière infranchis‐ sable.

Un employé de l’université m’interpelle. Ça fait plus de 20 ans que je travaille à Mc‐ Gill et je n’ai jamais vu les portes fermées. Jamais. Il entre dans un pavillon, em‐ bêté. Il répète, comme pour lui-même : Jamais vu ça.

Sur la rue Sherbrooke, les manifestan­ts pro-israéliens ont installé un écran géant comme dans les parcs l’été quand on organise du ci‐ néma en plein air. L’installa‐ tion a été payée par des dons privés.

Des images du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dernier jouent en boucle. Des cadavres. Une femme qui raconte le viol qu’elle a subi. Des otages li‐ bérés qui se racontent. Voilà le film que les étudiants qui ont organisé cette contremani­festation ont choisi de montrer, pour qu’on se rap‐ pelle comment la guerre à Gaza a commencé.

De l’autre côté de la rue, autour du campement pro‐ palestinie­n érigé samedi der‐ nier, sur le campus de McGill, le mot génocide est écrit par‐ tout. McGill complice du gé‐ nocide à Gaza, Canada com‐ plice du génocide, Je soutiens les étudiants qui combattent le génocide, Le génocide doit cesser… Ce sont quelques exemples de slogans inscrits sur les affiches des protesta‐ taires propalesti­niens que j’ai

que j’ai pris en note.

Un génocide? Il n’y a pas de génocide! Il y a un mas‐ sacre. Et malheureus­ement, il est nécessaire pour éradi‐ quer les terroriste­s isla‐ mistes. Israël n’avait pas le choix, me dit Xavier Parizé, 78 ans, entouré de drapeaux israéliens.

Non, ce n’est pas un géno‐ cide, affirme aussi Katya Mel‐ cuk, 57 ans, pédiatre de pro‐ fession. Si Israël voulait un génocide, il aurait pu le faire il y a longtemps. Il pourrait le faire maintenant aussi avec des avions. Mais, non. Israël a choisi de sacrifier de jeunes soldats pour faire la guerre plutôt que d’envoyer simple‐ ment des bombes sur la po‐ pulation de Gaza. Ils essaient de faire de leur mieux pour qu’il y ait le moins de vic‐ times civiles possible. C’est une catastroph­e, mais il faut se rappeler que ce n’est pas Israël qui a commencé.

Selon les données du gou‐ vernement israélien, entre le 7 octobre et le 8 avril 2024, le conflit a fait 1200 morts et 5431 blessés du côté israé‐ lien. Selon la Palestine Red Crescent Society, organisa‐ tion membre de la Croix rouge internatio­nale, la guerre aurait fait chez les Pa‐ lestiniens de Gaza 33 207 morts et 75 933 blessés entre octobre et avril.

Docteure Melcuk affirme aussi que les colons juifs qui s’installent sur des terres pa‐ lestinienn­es sont légitimés de le faire. Selon les chiffres des Nations unies, 700 000 personnes vivent dans des colonies juives en Cisjordani­e et à Jérusalem-Est. Elle n’aime pas non plus l’expression ter‐ ritoires occupés telle qu’em‐ ployée par l’ONU dans une résolution datant de 1967.

Si vous lisez la Bible, vous allez comprendre que c’est une terre juive depuis plus de 3000 ans. Il n’y a pas de territoire­s occupés. C’est un concept qui est le fruit d’un lavage de cerveau. On répète et on répète "territoire­s occu‐ pés" et les gens ont fini par croire que c’était vrai, estimet-elle.

Son père, Igor Melcuk, professeur retraité de linguis‐ tique à l’Université de Mon‐ tréal, la coupe. Il veut absolu‐ ment dire ceci : Occupé, ça veut dire un pays qui est oc‐ cupé par un autre État, mais quel État est occupé par Is‐ raël? Israël a fait cadeau de Gaza aux Palestinie­ns.

Le rabbin Joshua Poupko est un rabbin orthodoxe qui dirige la synagogue de la congrégati­on Beth Israel Beth Aaron à Montréal depuis 1986 et qui est coprésiden­t du caucus rabbinique cana‐ dien du Centre pour Israël. Israël a été généreux dans ses offres aux Palestinie­ns.

Le pire ennemi des Palesti‐ niens, c'est le Hamas. La so‐ lution, c’est de mieux édu‐ quer les Gazaouis parce qu’on apprend aux enfants la haine des Israéliens là-bas, soutient-il.

Steve Sebag est conseiller financier, mais il est surtout président du conseil d’admi‐ nistration de fédération CGA, organisme voué à défendre les droits de la communauté juive de Montréal. Il évoque ce qu’il conçoit comme la dé‐ monstratio­n de la bonne vo‐ lonté des Israéliens dans le conflit.

Depuis deux ou trois se‐ maines, il y a des tonnes de denrées qui entrent chaque jour à Gaza. Donc, Israël a complèteme­nt facilité le transfert de denrées. Il y a aussi l'Égypte, dont la fron‐ tière est complèteme­nt fer‐ mée. Tout le monde pointe du doigt Israël, mais il y a un pays arabe qui ne fait pas grand-chose pour aider à ra‐ vitailler Gaza, me dit-il.

Dès décembre, Human Rights Watch accusait Israël d’utiliser la faim comme une arme de guerre. À la fin mars, l'ONU déclarait que Gaza comptait la plus grande proportion de personnes confrontée­s à des niveaux élevés d'insécurité alimen‐ taire aiguë que le Cadre inté‐ gré de classifica­tion de la sé‐ curité alimentair­e (IPC) ait ja‐ mais classé pour une région ou un pays donné.

Il est estimé que la moitié de la population de Gaza, soit un million de personnes, est affamée.

Sur la rue Sherbrooke, le film s’est arrêté. C’est l’heure de chansons religieuse­s en hébreu, mais avec une fac‐ ture pop. Certains manifes‐ tants pro-israéliens se laissent aller à danser, taper des mains. Puis, les étudiants qui ont organisé la manifes‐ tation montent sur l’estrade. Ils racontent qu’ils ont été in‐ sultés par des manifestan­ts de l’autre côté, qu’on les a in‐ sultés parce qu'ils étaient juifs.

Côté propalesti­nien, Willa Holt contemple la foule de l’autre côté de la clôture, les dizaines de drapeaux israé‐ liens qui flottent sur la rue Sherbrooke. Cette Améri‐ caine juive de la Caroline du Nord, installée depuis quelques années au Québec, est perturbée par ce qu’elle voit et entend. C’est difficile, très difficile de regarder des juifs appuyer un génocide, lance-t-elle, secouée.

Je lui raconte que de l’autre côté de la clôture, tous les juifs à qui j’ai parlé disent, eux, que ce qui se passe à Gaza ne peut être qualifié de génocide.

La jeune femme, membre du groupe Voix juives indé‐ pendantes qui milite pour la paix en Palestine évoque un mot que je ne connais pas, un mot hébreu : hasbara. Hasbara, c’est la propagande israélienn­e. Même dans nos synagogues, on y est exposé. Ça commence à l’école et dans les activités pour les en‐ fants de la communauté. On nous y apprend que ce que disent les Palestinie­ns n’est pas vrai, explique-t-elle.

Willa Holt souligne qu’un juif qui a des amis palesti‐ niens ou qu’un juif qui parle avec des Palestinie­ns dé‐ couvre inévitable­ment une histoire bien différente que celle apprise à l’école.

Elle soumet l’hypothèse que les gens de l’autre côté de cette clôture, autant phy‐ sique que symbolique, idéo‐ logique et politique, ne parlent pas avec les Palesti‐ niens. Et, ça fait leur affaire de croire qu’il n’y a pas de gé‐ nocide. Mais, il y a un géno‐ cide en cours en ce moment. C’est la vérité. Car s’il n’y avait pas de génocide, nous ne se‐ rions pas là, n’est-ce pas?

Le portail de McGill sera de nouveau ouvert, une porte pour laisser entrer les passants, les étudiants, les touristes librement sur le campus.

Mais la clôture, celle plan‐ tée dans les âmes, les têtes et les coeurs des manifes‐ tants des deux côtés, sera bien difficile à abattre.

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