Échanges tendus aux Communes : « Quand l’éthique fout le camp »
Jean-Pierre Charbonneau, qui a été président de l’As‐ semblée nationale du Qué‐ bec de 1996 à 2002, sonne l’alarme au sujet des dé‐ rives du discours et met les politiciens en garde : ce jeu peut se retourner contre eux et contre l’institution qu’ils représentent.
Les gens ne réalisent pas jusqu’où cela peut conduire, lance Jean-Pierre Charbon‐ neau en entrevue à l'émis‐ sion Les Coulisses du pouvoir en référence aux échanges musclés entre le premier mi‐ nistre Justin Trudeau et le chef conservateur Pierre Poi‐ lievre mardi dernier à la Chambre des communes.
À un moment donné, les gens poussent le bouchon trop loin [...] Quand tu n'as pas trop d'éthique ou quand l'éthique n'est pas si impor‐ tante que ça par rapport à ton objectif de prendre le pouvoir puis de le conserver [...], tu te retrouves dans des situations assez drama‐ tiques.
Jean-Pierre Charbonneau, ex-président de l’Assemblée
nationale du Québec
Un système de combats civilisés et une arme ultime
Le système parlementaire constitue un ensemble de combats civilisés, lance M. Charbonneau, qui a présidé l’Assemblée nationale sous Lucien Bouchard puis sous Bernard Landry. S'y déroule une joute politique dont le président de la Chambre est le maître et dans laquelle il y a des règles.
L’expulsion d’un parle‐ mentaire, c’est l’arme ultime, soutient Jean-Pierre Char‐ bonneau. Elle doit être utili‐ sée avec parcimonie, quand les choses vont trop loin et quand l’autorité de la prési‐ dence n’est pas respectée.
Mardi, le président de la Chambre des communes, Greg Fergus, a fait usage de ce pouvoir.
Lors d’un échange avec le premier ministre, Pierre Poi‐ lievre a qualifié la politique de décriminalisation des drogues dures du gouverne‐ ment puis le premier mi‐ nistre de cinglés (wacko, en anglais).
Greg Fergus lui a de‐ mandé de retirer ses propos, mais le chef conservateur a plutôt tenté de remplacer le terme. Après plusieurs rap‐ pels à l’ordre, le président a finalement expulsé le chef conservateur. L'entièreté de son caucus lui a emboîté le pas.
Quelques minutes plus tôt, la députée conservatrice Rachael Thomas avait égale‐ ment été expulsée pour avoir fait fi des instructions du pré‐ sident, qu'elle a qualifiées de honteuses.
Jean-Pierre Charbonneau estime que le maintien de l’ordre dans un Parlement est une question de dosage et d'équilibre entre autorité et neutralité. Chaque interven‐ tion du président doit être mesurée, sans invoquer son autorité à tout bout de champ, pour ne pas braquer les parlementaires.
Remède à la partisane‐ rie
Après son expulsion, Pierre Poilievre a déclaré sur le réseau social X qu'il avait été censuré par le président de la Chambre des com‐ munes. Les conservateurs ac‐ cusent Greg Fergus d’être partisan et ont réclamé sa démission.
Quel est le remède contre ces accusations? La confiance vis-à-vis des décisions du président se construit avec le temps, répond Jean-Pierre Charbonneau. Quand elles déplaisent des deux côtés de la Chambre, un certain équi‐ libre s’établit, ajoute-t-il.
Selon M. Charbonneau, le gouvernement ainsi que les partis d’opposition ont la res‐ ponsabilité de respecter les règles qui interdisent de ridi‐ culiser l’adversaire ou de ré‐ agir de façon exagérée.
Jean-Pierre Charbonneau attribue aussi une partie du blâme aux spin doctors des partis politiques, ou ingé‐ nieurs du chaos, pour re‐ prendre l'expression/concept de l'essayiste politique Gui‐ liano da Empoli en référence aux auteurs des répliques tranchantes utilisées par les politiciens pour déstabiliser l’adversaire.
Greg Fergus a été élu pré‐ sident de la Chambre des communes le 3 octobre 2023, après la démission d'Anthony Rota. Ce dernier a dû quitter ses fonctions pour avoir in‐ vité l'assemblée à applaudir
Yaroslav Hunka, 98 ans, un résident de sa circonscription qui a été membre de la Divi‐ sion SS Galicie, une unité de volontaires sous le comman‐ dement nazi de la Waffen-SS pendant la Deuxième Guerre mondiale, lors de la visite au Canada du président ukrai‐ nien Volodymyr Zelensky.
Effet d'entraînement et perte de confiance
Ce phénomène de suren‐ chère dans le discours poli‐ tique n’est pas unique au Ca‐ nada. Il y a une espèce d'effet d'entraînement, lance M. Charbonneau. On l’a vu au Brésil, on l'a vu en Hongrie, on l'a vu aux Philippines. [...] Les gens voient ce qui se passe ailleurs et ont l'impres‐ sion que c'est la nouvelle fa‐ çon de faire.
Il estime que le discours politique de Donald Trump aux États-Unis a exacerbé ce phénomène au cours des dernières années.
À ce moment-là, l'éthique fout le camp, c'est-à-dire qu'à partir du moment où, dans un Parlement, il y n'a plus d'éthique [...] [et qu’on] peut dire n'importe quoi, de n'im‐ porte quelle façon, on est mal barrés.
Jean-Pierre Charbonneau, ex-président de l’Assemblée nationale du Québec
Ces comportements pro‐ vocateurs, selon l'ex-pré‐ sident de l’Assemblée natio‐ nale, sapent la confiance des citoyens, minent la crédibilité des institutions et alimentent la colère de certains élec‐ teurs, qui se mettent à en‐ courager les attaques sans retenue en prenant exemple sur les attitudes les plus pro‐ vocatrices.
Une chose est certaine pour Jean-Pierre Charbon‐ neau : Il n’y a rien de plus fort mais de plus fragile qu'une démocratie.
L'épisode des Coulisses du pouvoir qui comporte l'entre‐ vue avec Jean-Pierre Char‐ bonneau est à voir dimanche à 11 h (HAE) sur ICI TÉLÉ et sur ICI RDI, ou encore en rat‐ trapage sur le site Internet de l'émission ainsi que sur ICI TOU.TV.