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Désinforma­tion électorale : quand faut-il avertir le public?

- Nicholas De Rosa de réponses

À l’aube de l’élection de 2019, le Canada s’est doté d’un Protocole public en cas d’incident électoral ma‐ jeur, dont le rôle est d’aver‐ tir les Canadiens de me‐ naces sérieuses à l’inté‐ grité démocratiq­ue. Aucun avertissem­ent de la sorte n’a été émis lors des deux dernières élections géné‐ rales. Aurait-il fallu qu’il en soit autrement?

C’est l’une des questions qui émerge du rapport préli‐ minaire de la Commission d'enquête sur l'ingérence étrangère rendu public ven‐ dredi.

Celle qui préside la Com‐ mission, la juge Marie-Josée Hogue, dit dans le rapport ne pas être prête à affirmer que c’était nécessaire. Elle assure toutefois que la question mé‐ rite d’être approfondi­e dans la prochaine phase de l’en‐ quête, qui débutera l’au‐ tomne prochain.

Un candidat qui « se noyait dans la désinforma‐ tion »

L’un des principaux inci‐ dents qui alimentent cette ré‐ flexion est la campagne de désinforma­tion en langue chinoise menée lors de la campagne de 2021 contre le candidat conservate­ur de la circonscri­ption de StevestonR­ichmond East, Kenny Chiu. Plus de la moitié de la popu‐ lation de cette circonscri­ption de la Colombie-Britanniqu­e est d’origine est-asiatique.

Lors des audiences de la Commission, M. Chiu, qui avait gagné cette circonscri­p‐ tion en 2019, disait se noyer dans la désinforma­tion lors de la campagne électorale de 2021, sans obtenir l’aide qu’il souhaitait pour remettre les pendules à l’heure. Il avait alors signalé ses inquiétude­s au Service canadien du ren‐ seignement de sécurité (SCRS).

Le candidat a raconté qu’en raison de cette désin‐ formation, il se faisait claquer la porte au nez par des élec‐ teurs d’origine chinoise l’ayant soutenu par le passé et que de nombreux béné‐ voles d’origine chinoise ne voulaient plus lui prêter main-forte.

Dans des médias en ligne de langue chinoise et sur le réseau social chinois WeChat, M. Chiu a été la cible de nom‐ breuses fausses informatio­ns concernant notamment le projet de loi sur le registre des agents d'influence étran‐ gers qu’il avait déposé. Des articles le qualifiaie­nt alors de traître à sa race, de supré‐ maciste blanc, et assuraient que la discrimina­tion contre les Chinois s’accentuera­it au Canada s’il était réélu.

M. Chiu a tenté de ré‐ pondre à ce discours dans les médias, mais son message n’a pas été repris ou diffusé par les médias de langue chi‐ noise, peut-on lire dans le rapport. M. Chiu dit qu’il a été boudé par les médias d’expression chinoise, les‐ quels n’ont généraleme­nt pas couvert sa campagne.

Le candidat conservate­ur a finalement perdu l’élection par plus de 8 %. Selon la juge Hogue, il est raisonnabl­e de croire que cette campagne de désinforma­tion ait affecté le résultat électoral de Kenny Chiu, bien que l’ingérence étrangère dans l’élection de 2021 n’ait pas porté atteinte à l'intégrité du système élec‐ toral et qu'elle n'ait pas eu d'incidence sur le résultat global de l'élection.

Des liens incertains avec la Chine

S’ils étaient au courant de la campagne de désinforma‐ tion, le Mécanisme de ré‐ ponse rapide du Canada et le Groupe de travail sur les me‐ naces en matière de sécurité et de renseignem­ent visant les élections ne détenaient pas de preuves définitive­s que celle-ci était dirigée par la Chine.

Il existait des indication­s selon lesquelles il s’agissait d’activités coordonnée­s, mais même si cela pouvait être le fruit d’une interventi­on de la [Chine], il pouvait aussi s’agir d’une réaction organique, peut-on lire dans le rapport de la commissair­e Hogue.

C’est entre autres pour cette raison que le comité de fonctionna­ires responsabl­es du Protocole public en cas d’incident électoral majeur n’a pas émis d’avertissem­ent public au sujet des fausses informatio­ns visant M. Chiu. De plus, le fait que ce dernier ait rectifié les faits sur les ré‐ seaux sociaux a nettoyé l’éco‐ système d’informatio­n, d’après le comité.

Cet article a initiale‐ ment été publié dans l'édi‐ tion du 4 mai de l'infolettre des Décrypteur­s. Pour ob‐ tenir des contenus exclu‐ sifs comme celui-ci ainsi que des analyses sur tout ce qui touche la désinfor‐ mation web, abonnez-vous en cliquant ici. Plus de questions que

Or, la commissair­e Hogue remet en question certaines des conclusion­s du comité. Celui-ci a également expliqué ne pas avoir émis d’avertisse‐ ment concernant une cam‐ pagne de désinforma­tion de langue chinoise visant le chef du Parti conservate­ur de l’époque, Erin O’Toole, parce que les fausses informatio­ns à son sujet avaient cessé de circuler quelques semaines avant le scrutin.

L’idée que l’on s’en re‐ mette à la capacité de l’éco‐ système des médias à s’auto‐ corriger me préoccupe. Il peut être trop tard lorsque la désinforma­tion se dissipe. Les dommages au processus démocratiq­ue peuvent déjà s’être matérialis­és.

Marie-Josée Hogue, com‐ missaire, dans son rapport préliminai­re

Le fait que les fausses in‐ formations au sujet de M. Chiu et de M. O’Toole se soient estompées avant le jour du scrutin ne signifie pas qu’elles n’ont eu aucun effet. Il est possible qu’il soit néces‐ saire d’intervenir plus rapide‐ ment en pareil cas. Cepen‐ dant, il convient également de se demander si le public accepterai­t que de hauts fonctionna­ires déterminen­t quelles informatio­ns doivent être corrigées, ajoute la juge.

Le rapport évoque égale‐ ment les distorsion­s de réa‐ lité qui peuvent être des formes d’expression accep‐ tables dans le cadre de dé‐ bats politiques - tant qu’elles ne sont pas orchestrée­s de l’étranger.

Au final, la juge Hogue croit que la décision de ne pas avertir le public était rai‐ sonnable, mais qu’elle met en relief une lacune profonde dans les mécanismes qui permettent de faire face à la mésinforma­tion ou à la dés‐ informatio­n en période élec‐ torale.

L’absence de lignes direc‐ trices claires est l’un des prin‐ cipaux problèmes soulevés dans le rapport. Il sera inté‐ ressant de suivre les débats et les discussion­s à ce sujet lors de la prochaine phase de l’enquête, et de voir quels changement­s pourraient être apportés d’ici la prochaine élection fédérale, prévue pour octobre 2025.

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