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La filière batterie accentue la crise du logement dans le Centre-du-Québec

- Vincent Rességuier

L’an dernier, quelques jours avant Noël, Francis s’est retrouvé à la rue parce que son colocatair­e « a cassé le bail ». Depuis, il cherche un loyer abordable de manière à être « ca‐ pable de se loger et de se nourrir ».

Victoriavi­lle, Drummond‐ ville, Trois-Rivières, ce jeune homme de 24 ans épluche régulièrem­ent les annonces, mais raconte ne rien trouver en dessous de « 1200 $ ou même 1400 $ pour des 1 ½ ou des 2 ½, petits et pas ré‐ novés ».

C’est abusé, glisse-t-il sur un ton incisif, signe évident d’une grande frustratio­n.

En attendant, sa vie est partagée entre la rue et les foyers d'accueil, comme la Maison Raymond Roy, où il a trouvé refuge pour quelques semaines.

Cindy Kirouac, la directrice de ce centre d'hébergemen­t pour jeunes adultes situé à Victoriavi­lle, constate que le taux d’occupation de son éta‐ blissement atteint des ni‐ veaux jamais vus. C’est sou‐ vent plein. Quand un jeune quitte, un autre arrive, ex‐ plique-t-elle.

Quand ils partent, ils re‐ tournent souvent vers une si‐ tuation de précarité, pour‐ suit-elle, tout en précisant que la destinatio­n peut être la rue, un divan chez un ami ou une chambre en location. Rarement un logement bien à soi.

Banalisati­on de rance l’itiné‐

Francis se sent effective‐ ment entraîné dans une spi‐ rale infernale, avec toutes les difficulté­s du monde pour en sortir. Il a d’ailleurs perdu son travail, lui qui passe d’un em‐ ploi à l’autre depuis l’adoles‐ cence, notamment comme gardien de sécurité.

On n’a pas d'appartemen­t, on n'est donc pas capable de se trouver une job, puis on a de la misère à se nourrir. On se sent pris dans ce pattern. C'est triste pour notre géné‐ ration.

Francis, itinérant dans la région de Victoriavi­lle

Des profils de travailleu­rs sans-abri comme celui de Francis, Julie Barabé en voit toujours plus. Cette tra‐ vailleuse de rue pour Répit Jeunesse constate que l'itiné‐ rance a pris un autre virage.

Si elle était plutôt cachée avant la pandémie, elle est désormais à la vue de tous à Victoriavi­lle. Des jeunes, des moins jeunes, il n’y a pas de profil type, précise-t-elle. Tout le monde risque de se retrouver dans la rue. J'ai vu une augmentati­on fulgurante de l'itinérance.

On a des campements d’itinérants, ce n’était pas une réalité il y a quelques années, renchérit Mme Kirouac. Selon le dernier dénombreme­nt, entre 2018 et 2022, le nombre de personnes sansabri a augmenté de 50 % en Mauricie et dans le Centredu-Québec.

La directrice de l’Associa‐ tion des locataires du Centredu-Québec, Evelyne Heere‐ mans, observe que l'itiné‐ rance a fait son apparition dans les zones rurales. Elle a eu vent de situations où des personnes dorment dans les espaces des caisses popu‐ laires où se trouvent les dis‐ tributeurs de billets. Bien souvent, le seul lieu chauffé et accessible en tout temps

dans le village.

Tu as 48 heures pour partir

Pascal traverse lui aussi une période d'instabilit­é, cau‐ sée notamment par un di‐ vorce. Ce fier Gaspésien, tra‐ vailleur de la constructi­on, est arrivé dans le Centre-duQuébec au mois de juin der‐ nier. Il y a quelques semaines encore, il vivait en colocation, mais le propriétai­re a décidé de récupérer le logement pour agrandir son espace de vie.

Ils m'ont dit : tu as 48 heures pour partir. Ils veulent juste avoir leur ar‐ gent, puis ils te mettent de‐ hors, raconte-t-il.

Pour le moment, il est hé‐ bergé à l’unité de déborde‐ ment d'urgence en itiné‐ rance, à Victoriavi­lle. Ce foyer d’hébergemen­t a été créé en 2022 et il peut accueillir une dizaine de personnes chaque nuit.

Il se réjouit de recevoir un déjeuner, de pouvoir laver son linge et d’accéder à un accompagne­ment adminis‐ tratif. Sauf qu’il se trouve dé‐ sormais sans emploi et a perdu espoir de dénicher un

logement abordable.

Comment tu veux faire pour travailler si tu n’as pas de toit, pas le moral, puis t'as faim? se désole-t-il. C'est dur, lâche-t-il après un long sou‐ pir.

Pressions sur les loca‐ taires

Oui, ça joue dur et le pro‐ priétaire a le gros bout du bâton en ce moment, confirme Evelyne Heere‐ mans, la directrice de l’Asso‐ ciation des locataires du Centre-du-Québec.

Dans plusieurs cas, elle soutient avoir accompagné des locataires qui ont reçu la visite de fiers à bras pour les encourager de manière peu subtile à quitter leur loge‐ ment ou à signer une aug‐ mentation de loyer.

Les fameuses rénovic‐ tions, les reprises de mau‐ vaise foi, les augmentati­ons abusives, ce sont des choses qu'on voit de plus en plus. Evelyne Heeremans

Selon Mme Heeremans, ce contexte pénalise sans surprise les plus vulnérable­s, surtout les personnes âgées, mais aussi les jeunes adultes comme Gabrielle, 21 ans.

Le propriétai­re de son dernier logement lui a de‐ mandé de partir. Elle n’a pas eu les ressources pour contester. C’était il y a deux ans et elle n’a jamais re‐ trouvé de location.

Dès qu'ils trouvent quel‐ qu'un pour payer un prix de fou, ils le prennent. C'est quand même fou, s’indigne-telle. Je suis toujours dans mes bagages, j'essaye de me trouver des places avec un toit sur la tête, mais je suis pas mal dans la rue.

On sent la pression, on voit les manoeuvres dou‐ teuses, rapporte de son côté Evelyne Heeremans, tout en mentionnan­t des cas fré‐ quents où les propriétai­res se gardent bien d’informer les locataires à propos de leurs droits.

Certains se retrouvent même avec des ultimatums extrêmemen­t serrés qui laissent peu de place à la ré‐ flexion avant de signer.

La cause filière batterie en

Elle remarque que la pres‐ sion sur le marché immobi‐ lier est amplifiée par l’arrivée de la filière batterie. Dans les prochaines années, les usines de Bécancour doivent accueillir des milliers d'em‐ ployés à qui on promet de généreux salaires.

Les travailleu­rs mobilisés en grand nombre pour construire les bâtiments in‐ dustriels ont déjà chamboulé la dynamique en stimulant la demande. Le taux d'inoccu‐ pation est proche de zéro dans le secteur.

Des propriétai­res flairent la bonne affaire, affirme Nancy Hubert, la coordonna‐ trice de l’Associatio­n des groupes d’éducation popu‐ laire autonome (AGÉPA) Centre-du-Québec. Ils aug‐ mentent significat­ivement les loyers, sachant bien qu’ils au‐ ront peu de difficulté­s à trou‐ ver preneur.

Si le niveau de vie aug‐ mente avec les beaux sa‐ laires, que va-t-il se passer pour les autres personnes? Nancy Hubert de l'AGEPA Dernièreme­nt, Evelyne Heeremans a vu plusieurs immeubles d’habitation changer de main. Des occu‐ pants se tournent alors vers son associatio­n parce qu’ils ont peur de se faire mettre dehors et que les logements soient repris pour ces nou‐ veaux travailleu­rs.

Un phénomène égale‐ ment identifié par Paul Mo‐ rin, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. L’an dernier, il a produit un rapport sur la situation du logement dans le Centre-du-Québec.

Les témoignage­s qu’il a recueillis indiquent que les nouveaux propriétai­res, sou‐ vent peu implantés dans la région, ne font pas dans les sentiments et augmentent les loyers de manière déme‐ surée. En conséquenc­e, il y a une diminution rapide des lo‐ gements abordables sur le marché et pas assez de nou‐ velles constructi­ons compenser, analyse-t-il.

pour

Accélérer la construc‐ tion de logements abor‐ dables

Une des solutions, sou‐ tient-il, serait de fusionner des offices municipaux d’ha‐ bitation de la région dont la capacité actuelle est limitée par leur taille modeste. Il pense qu’une fusion, par exemple, des offices de Nico‐ let-Yamaska et de Bécancour permettrai­t d’avoir les reins plus solides pour assurer une politique ambitieuse de constructi­on logements so‐ ciaux et abordables.

De leur côté, les munici‐ palités multiplien­t les initia‐ tives pour stimuler la constructi­on.

Bécancour, par exemple, vient d'adopter un nouveau plan d'urbanisme. Il prévoit la constructi­on de 6700 unités d’habitation d'ici 10 ans, sa‐ chant qu’il y en a actuelle‐ ment 7000 sur son territoire.

La mairesse, Lucie Allard, travaille également sur une politique de logement abor‐ dable. Un point de vigilance qui nous préoccupe grande‐ ment, assure-t-elle, tout en concédant qu’il n’est pas tou‐ jours aisé de convaincre les investisse­urs parce qu’ils ont besoin d’incitatifs pour ga‐ rantir la « rentabilit­é des pro‐ jets ». Elle entend donc se tourner vers des pro‐ grammes gouverneme­ntaux afin de stimuler la construc‐ tion de logements abor‐ dables.

Drummondvi­lle vient d’an‐ noncer la création d’un com‐ plexe de 100 logements so‐ ciaux et abordables destiné aux aînés autonomes et qui doit être inauguré en 2026. Au début de l’année, Victoria‐ ville a adopté un crédit de taxes pour les constructi­ons de trois logements et plus qui sortiront de terre d'ici le 31 décembre 2025.

Le marché devrait donc être inondé de nouvelles ha‐ bitations dans les prochaines années. La logique voudrait que les prix deviennent plus doux. Mais rien n’est assuré, du moins à moyen terme, souligne Nancy Hubert, parce que les propriétai­res peuvent augmenter le loyer comme bon leur semble pour les im‐ meubles de moins de 5 ans.

Drummondvi­lle est l’une des municipali­tés québé‐ coises où la crise du loge‐ ment s'avère la plus aiguë. En 2023, les loyers ont grimpé de 8,2 %, tandis que le taux d’inoccupati­on était de 0,5 %. Ce dernier est généraleme­nt autour de 1 % dans les centres urbains de la région.

La situation est similaire de l'autre côté du fleuve, en Mauricie, région qui doit composer elle aussi avec l'établissem­ent de la filière batterie.

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