Critiquer Israël, est-ce de l’antisémitisme? Ça dépend, répond Deborah Lyons
Montée des incidents hai‐ neux, campements propa‐ lestiniens dans les universi‐ tés, lutte contre l’antisémi‐ tisme… l’envoyée spéciale Deborah Lyons, qui se trouve en Pologne pour prendre part à la 36e « Marche des vivants » au camp d'extermination nazi d'Auschwitz-Birkenau, ré‐ pond à nos questions à l’oc‐ casion de Yom HaShoah, le jour commémoratif de l’Ho‐ locauste. Vous avez été nommée à votre poste en octobre dernier, quelques jours seulement après l’attaque du Hamas contre Israël. À quel point l’antisémitisme au Canada vous inquiète-til et comment se comparet-on par rapport à d’autres pays, comme ceux d'Eu‐ rope ou les États-Unis?
L’antisémitisme existait au Canada avant [le 7 octobre], mais à une échelle beaucoup moindre. Cela a toujours été une préoccupation. Nous avons commencé à constater une montée de l’antisémi‐ tisme au cours des trois der‐ nières années, mais depuis le 7 octobre, cela a atteint un niveau qui a pris tout le monde de court.
L’antisémitisme n’est plus une simple préoccupation. C’est devenu une véritable crise entre nos mains.
Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme
La montée de l’antisémi‐ tisme est perceptible ailleurs dans le monde, comme en Europe, certainement, et aux États-Unis aussi, mais notre principal souci, bien sûr, c'est ce qui se passe au Canada.
Un rapport de B’nai Brith, qui vient d’être publié, montre que les incidents an‐ tisémites ont doublé [en un an]. Il y a aussi des rapports des services de police de Montréal, Toronto, Vancou‐ ver et Winnipeg qui montrent une montée des crimes et des incidents haineux, dont plus de 60 % sont à caractère antisémite.
Il existe plusieurs défini‐ tions de l’antisémitisme. En 2019, le Canada a adopté celle établie par l’Alliance internationale pour la mé‐ moire de l’Holocauste (AIMH), qui, selon des ob‐ servateurs, confond la cri‐ tique de l’État israélien avec l’antisémitisme. Ap‐ puyez-vous cette définition vous-même, alors qu’il y a d’autres définitions moins controversées comme celle de la Déclaration de Jérusa‐ lem ou celle du groupe Nexus?
La définition de l’AIMH a été développée au cours d’une période de plus de 10 ans par un groupe de cher‐ cheurs et d’experts, ainsi que des représentants gouverne‐ mentaux. Elle a été approu‐ vée par tous les partis au sein du Parlement canadien et a été adoptée par plu‐ sieurs municipalités et pro‐ vinces au pays [mais pas le Québec, NDLR].
La définition de l’antisémi‐ tisme élaborée par l’AIMH mentionne la critique envers Israël, mais cela ne veut pas dire que les gens ne peuvent pas critiquer Israël. Pas du tout. Il faut [examiner] l’am‐ pleur de la critique sur une période donnée, si elle est disproportionnée par rapport aux critiques faites à d’autres pays.
La critique anti-israélienne fait partie de ce que l’on considère comme de l’antisé‐ mitisme des temps mo‐ dernes.
Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada
La définition de l’AIMH cla‐ rifie donc comment l’antisé‐ mitisme a évolué au fil du temps. Les définitions avan‐ cées par la Déclaration de Jé‐ rusalem et par le groupe Nexus sont bonnes défini‐ tions, [...] mais elles ont une portée beaucoup plus limi‐ tée. Ce sont des initiatives in‐ dépendantes [...] par compa‐ raison avec [l’AIMH] qui a éla‐ boré des recommandations après des consultations dans 35 pays.
Est-il possible de lutter contre l’antisémitisme sans restreindre la liberté de s’exprimer sur Israël, sa‐ chant qu’il y a de nom‐ breux juifs qui critiquent sévèrement les politiques israéliennes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie?
Absolument. Tout le monde reconnaît l’impor‐ tance de la liberté d’expres‐ sion et le droit de manifester et de critiquer. Il n'y a pas de débat à ce sujet au Canada. Mais nous parlons ici de l’am‐ pleur [de la critique]. Si, au fil du temps, votre seul objectif est de critiquer Israël, cela peut apparaître comme une approche antisémite.
Les gens peuvent être cri‐ tiques, mais la définition de l’AIMH, [...] qui est non contraignante, vise à créer une bien meilleure compré‐ hension des différentes formes que prend l’antisémi‐ tisme moderne et cela inclut les rhétoriques anti-israé‐ liennes et antisionistes.
Maintenant, ce que nous allons essayer de faire, c'est de travailler davantage pour expliquer tout cela aux Cana‐ diens. Le premier ministre Justin Trudeau s'est d’ailleurs engagé en janvier 2021 à produire un guide expliquant plus en détail la définition elle-même.
La définition de l'antisé‐ mitisme, selon l'AIMH :
L’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holo‐ causte (AIMH) définit l’antisé‐ mitisme comme une certaine perception des juifs, qui peut être exprimée sous forme de haine envers les juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémi‐ tisme s’adressent aux indivi‐ dus juifs ou non juifs ou à leurs biens, aux institutions communautaires juives et aux installations religieuses.
Voici quelques exemples d’antisémitisme fournis par l’AIMH ayant trait à l’État d’Is‐ raël :
Accuser les citoyens juifs d’être plus loyaux envers Is‐ raël ou envers les préten‐ dues priorités des juifs du monde entier qu'envers les intérêts de leurs propres na‐ tions. Refuser au peuple juif son droit à l’autodétermina‐ tion, par exemple en affir‐ mant que l’existence d’un État d’Israël est une entre‐ prise raciste. Appliquer deux poids deux mesures en exi‐ geant de l’État d’Israël un comportement qui n’est ni at‐ tendu ni exigé d’aucune autre nation démocratique. Utiliser les symboles et les images associés à l’antisémitisme classique (par exemple, les affirmations selon lesquelles les juifs ont tué Jésus ou se livrent à des meurtres rituels) pour caractériser Israël ou les Israéliens. Comparer la politique israélienne contem‐ poraine à celle des nazis. Te‐ nir les juifs collectivement responsables des actions de l’État d’Israël.
Le mouvement propa‐ lestinien sur les campus universitaires prend de l’ampleur au Canada et ailleurs dans le monde. Les étudiants appellent les éta‐ blissements à couper leurs liens avec les entreprises associées à Israël, notam‐ ment les fabricants d’armes. Que pensez-vous de ce mouvement?
Ma principale préoccupa‐ tion sur les campus universi‐ taires au pays est la sécurité des étudiants juifs, qui, nous le savons, est grandement menacée.
Je suis accompagnée dans
cette Marche des vivants [au camp d'Auschwitz-Birkenau, en Pologne] d’un merveilleux groupe de jeunes étudiants universitaires canadiens qui sont venus ici directement des campus.
Pouvez-vous imaginer quitter votre campus où vous ne vous sentez pas en sécu‐ rité et où vous avez connu une énorme montée d'anti‐ sémitisme sans vraiment ob‐ tenir la réponse attendue de la part de la direction de l’uni‐ versité?
Je pense que, partout au pays, il y a des étudiants juifs sur les campus qui ne se sentent pas en sécurité et qui se demandent même ce qui va se passer à leur retour en classe en septembre. Il y a un environnement hostile sur les campus et nous devons y remédier.
Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada
J’ai eu des rencontres avec des présidents d’université à ce sujet, mais il reste encore beaucoup à faire. Ils doivent clarifier leurs politiques et leur code de conduite.
Nous allons travailler en très étroite collaboration avec les ministres de l’Ensei‐ gnement supérieur qui sont directement responsables des universités. J'espère que, pendant les vacances d'été, les directions des universités auront le temps de réfléchir à ce qui s'est passé au cours des derniers mois.
Maintenant, en ce qui concerne [les demandes des étudiants] sur les liens éco‐ nomiques des universités, c'est aux administrations uni‐ versitaires de s'en occuper. Je ne vais pas commenter làdessus.
Dans son dernier bud‐ get, le gouvernement fédé‐ ral a consacré des millions pour la lutte contre la haine et pour la protection de la sécurité des commu‐ nautés vulnérables. Pen‐ sez-vous qu'il doit en faire plus?
L'antisémitisme se mani‐ feste dans la vie quotidienne à l'échelle locale. Par consé‐ quent, ce dont nous avons besoin, c’est d’un effort coor‐ donné de la part de tous les responsables au Canada, y compris les maires, les conseillers municipaux et les forces de l'ordre.
Nous avons certainement besoin d’un plus grand enga‐ gement de la part des gou‐ vernements provinciaux, qui sont directement respon‐ sables des universités. Et je suis très heureuse de dire que tous les ministres de l'Éducation au Canada se sont mobilisés et se sont en‐ gagés à rendre obligatoire l'enseignement de l'Holo‐ causte [dans les écoles], ce qui constitue un énorme pas en avant. Je les félicite pour cela.
Le budget fédéral repré‐ sente un grand pas en avant pour la lutte contre l’antisé‐ mitisme. Le gouvernement fédéral s’est aussi engagé à fournir des fonds supplé‐ mentaires pour obtenir de meilleures données sur les crimes haineux. Il s’est égale‐ ment engagé à soutenir la Fondation canadienne des relations raciales.
Mais la lutte contre l’anti‐ sémitisme doit être un effort de la part de toute la société canadienne, y compris des chefs d'entreprise, car il existe aussi dans les environ‐ nements de travail. [...] Nous avons donc encore du travail à faire sur tous les plans.
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* Certains propos ont été modifiés à des fins de clarté et de précision.