Radio-Canada Info

« Nous n’avons pas le droit de dire ce qui est important. Pour eux tout va à la poubelle »

- Mélinda Trochu

Niki Ottosen fait les cent pas devant le bureau des agents municipaux de la Ville de Victoria, au square Centennial. À nouveau, elle est venue récupérer les biens d’une personne sansabri à qui des agents ont confisqué les affaires.

La fondatrice du Backpack Project, qui collecte des af‐ faires de première nécessité pour les donner aux per‐ sonnes sans-abri dans le Grand Victoria, a les droits de la personne gravés dans le coeur, en mémoire d’une de ses tantes qui a vécu dans la rue.

Je suis ici pour récupérer les affaires de quelqu'un qui est sans-abri [et qui] ont ré‐ cemment été saisies deux fois en deux semaines. [...] Je suis vraiment frustrée par le système [et par] le manque de transparen­ce.

Niki Ottosen, militante pour les droits des per‐ sonnes sans-abri

Venue plus tôt dans la matinée, Niki Ottosen s’est fait demander par les agents de revenir l'après-midi. C'est toujours aussi compliqué. Je pense qu’ils font cela dans l’espoir que les gens aban‐ donnent et [qu’ainsi ils] puissent jeter leurs affaires à la poubelle.

À ses côtés, Martin Girard, également militant pour les personnes sans-abri, est venu pour comprendre com‐ ment récupérer ces affaires. [Dans] le meilleur des cas, on arrive à récupérer la majeure partie de ce qui est confisqué dans un état potable. [...] Dans le pire, ils perdent ab‐ solument tout ou, s’ils récu‐ pèrent quoi que ce soit, c'est inutilisab­le.

Martin Girard qualifie le va-et-vient de la saisie et de la récupérati­on des affaires de cirque. C’est absurde, af‐ firme-t-il.

Niki Ottosen explique que, d’habitude, les agents dé‐ posent les biens sur un bout de pelouse entre deux rues du centre-ville. Ce jour-là, en présence de Radio-Canada, ils aident à mettre les objets les plus lourds dans les véhi‐ cules. Une première, fait-elle remarquer.

Après un court trajet, les militants sont au parc Victo‐ ria West, où ils viennent dé‐ poser, sous la pluie, les sacs poubelles récupérés à Tam‐ milyn Cardinal. Celle qui dort dans la rue depuis deux ans, à la suite d’un accident de voiture, ne sort pas de sa tente, car c’est un mauvais jour pour sa santé. Eh! ta bat‐ terie de cuisine est de retour, Tammy. Tu vas bien?, lui de‐ mande Niki Ottosen.

C'est la deuxième fois qu'on lui confisque ses af‐ faires en deux semaines. Donc, elle se sent vraiment déprimée.

Niki Ottosen, militante pour les droits des per‐ sonnes sans-abri

La militante fait l’inven‐ taire et regrette que certains articles soient manquants, dont une tente et un matelas tout neufs.

C'est assez courant [car les agents] prennent les af‐ faires neuves et ramènent les poubelles, affirme Niki Otto‐ sen. Au moment où nous ré‐ cupérons les choses, 50 % d'entre elles ont disparu.

Elle dénonce le fait que les personnes sans-abri ne peuvent pas choisir quelles affaires garder, une fois que les agents municipaux mettent un ruban jaune au‐ tour de la tente.

Un harcèlemen­t noncé par des militants dé‐

Le 11 avril, des dizaines de personnes se sont ras‐ semblées devant l’hôtel de ville de Victoria pour dénon‐ cer cette situation, et plu‐ sieurs ont pris la parole de‐ vant le conseil municipal.

Niki Ottosen a demandé la fin du harcèlemen­t ciblé et [du] traumatism­e quotidien infligés aux personnes sansabri. Des membres de notre communauté meurent dans nos rues à cause des dépla‐ cements continus et de la saisie de tentes, de nourri‐ ture, de couverture­s et de biens.

Tammilyn Cardinal a éga‐ lement pris la parole pendant le conseil municipal, le ras‐ semblement, et en entrevue avec Radio-Canada. Ça me brise le coeur de voir les choses que [les agents muni‐ cipaux] nous font, la façon dont ils nous traitent, ce qu'ils nous font ressentir.

Elle n’a pas de mots assez durs pour décrire ses interac‐ tions avec les agents munici‐ paux cruels et le fait d’être laissée sans couverture, sans tente, rien qui [la] protège.

[Les agents] rient. Ils font des blagues. [...] Ils viennent nous intimider. Parfois, ils nous insultent. [...] C'est des‐ tiné à nous briser et à nous donner envie de ne plus être ici.

Tammilyn Cardinal, qui vit dans la rue depuis deux ans

La quadragéna­ire dit avoir fait une tentative de suicide à cause des choses que les agents municipaux ont faites. On nous vole. Nos affaires sont jetées à la poubelle. Tout ce qui signifiait quelque chose pour moi a disparu. Je n'ai plus rien [qui me rap‐ pelle mon père, ma mère, mon fils].

La Ville assure que les agents sont formés correc‐ tement

La Ville de Victoria a re‐ fusé une entrevue à RadioCanad­a. Dans un courriel, elle explique que les biens saisis ne sont pas pesés, mais que la Ville s'est débar‐ rassée d’environ 8,3 tonnes par semaine de matériaux liés à l'itinérance, en 2023, et de 7,25 tonnes en moyenne en 2024.

Les biens sont majoritai‐ rement stockés à l'intérieur, avec un espace couvert pour stocker quelques objets hu‐ mides en espérant que l'air les sèche. La Ville précise que la décision de stocker les biens ou de les envoyer à la poubelle se fait sur le lieu des saisies et que tout finit à la déchetteri­e Hartland , si les personnes ne viennent pas récupérer leurs affaires.

La Ville dit ne pas avoir de statistiqu­es sur le pourcen‐ tage de biens rendus à leurs propriétai­res.

Aux allégation­s de mau‐ vais comporteme­nts de la part de certains agents, la Ville répond : Les agents re‐ çoivent une formation régu‐ lière et continue [...] en désescalad­e, en sécurité des agents, en milieu de travail respectueu­x, en continuum de santé mentale, en pre‐ miers soins, en administra‐ tion de naloxone, en sécurité culturelle et en sensibilis­a‐ tion à la diversité des genres.

En cas de plainte, la per‐ sonne doit contacter un res‐ ponsable qui mènera une en‐ quête.

Si une personne n'est pas satisfaite de ce processus, elle peut envisager de contacter le directeur munici‐ pal, le maire et le conseil mu‐ nicipal, ou des agences ex‐ ternes telles que l'ombuds‐ man de la Colombie-Britan‐ nique.

Courriel de la Ville de Vic‐ toria

La Ville précise que les agents ont des numéros sur leur insigne à des fins d’iden‐ tification.

Les personnes sans-abri comptent, et leurs affaires aussi, dit un rapport

Les difficulté­s à récupérer les affaires des personnes sans-abri ont été étudiées à travers le pays par des cher‐ cheurs, qui ont publié un rap‐ port intitulé Belongings Mat‐ ter (Leurs biens comptent).

Alexandra Flynn, l’une des coauteures et professeur­e agrégée à la Faculté de droit Allard, de l'Université de la Colombie-Britanniqu­e, évoque la menace constante vécue par les personnes sans-abri que leurs affaires soient prises.

Il y a une longue histoire de perte et de vol de leurs biens, et la perte continue de ces biens les fait reculer et non avancer. Cela rend leur vie plus imprévisib­le et plus dangereuse. [...] Les biens des personnes logées de ma‐ nière précaire sont considé‐ rés comme des déchets.

Alexandra Flynn, coau‐ teure d’un rapport sur les biens des personnes sansabri

Il y a toutes sortes de rè‐ glements qui limitent la quantité de choses que les gens peuvent avoir sur le trottoir ou dans les trans‐ ports en commun, de sorte qu'il n'y a vraiment aucun en‐ droit sûr où les gens peuvent stocker leurs affaires , ex‐ plique Alexandra Flynn.

Ailleurs sur le web :

Le rapport Belongings Matter (en anglais)

À la suite de dizaines d’en‐ trevues avec des personnes sans-abri, Alexandra Flynn conclut qu’il est très difficile de récupérer les biens saisis : Il est presque impossible de retrouver les choses ou d’être rappelé par téléphone.[...] C'est vraiment un problème presque insurmonta­ble.

Nous n'avons pas le droit de dire ce qui est important, pour [les agents] tout va à la poubelle , assure Tammilyn Cardinal.

Alexandra Flynn confirme que des personnes sans-abri ont signalé des comporte‐ ments non respectueu­x de la part d'agents municipaux et expliqué qu'elles voulaient être traitées dignement. Cela semble si simple, c’est une question fondamenta­le de dignité et d’humanité, mais c’était la première chose que les gens [interrogés] souhai‐ taient.

La confiscati­on des biens est un problème, notamment quand il s’agit de pièces d’identité. Cela signifie qu'ils ne peuvent pas facilement accéder aux soins de santé ou à d'autres types d'avan‐ tages, explique Alexandra Flynn.

Quand ça disparaît, c'est dévastateu­r. Différente­s or‐ ganisation­s à but non lucratif ont créé des banques d'iden‐ tité pour photocopie­r les pièces d'identité, afin que, en cas de disparitio­n, les gens puissent y revenir et y accé‐ der plus facilement.

Alexandra Flynn, coau‐ teure d’un rapport sur les biens des personnes sansabri

Tammilyn Cardinal le confirme. Nous n'avons nulle part où mettre nos affaires. [...] Nous ne pouvons pas ob‐ tenir [un lieu de] stockage, parce que la plupart d'entre nous n'ont pas de pièce d'identité à cause des agents qui jettent nos pièces d'iden‐ tité.

Alexandra Flynn précise que, le plus souvent, les ob‐ jets personnels dont il est question sont des souvenirs. Les vêtements de leurs en‐ fants, les cendres ou les pho‐ tographies de leur mère, ce genre de choses.

Presque aucune des per‐ sonnes [que nous avons in‐ terrogées] n’avait encore ces affaires. [...] Le fait de perdre le lien avec son passé et avec qui on est en tant qu'être hu‐ main, pour des personnes qui sont déjà, assez souvent, déshumanis­ées par le sys‐ tème, c'est vraiment dévasta‐ teur.

À chaque prise de parole, Tammilyn Cardinal se remé‐ more un souvenir, un objet en forme de grenouille que son père, aujourd’hui décédé, lui avait offert.

Qu'est-ce que je vais faire? Appeler mon père au paradis et lui dire : ‘’Eh papa, les agents municipaux ont jeté la grenouille que tu m'as don‐ née, peux-tu la remplacer?’’ Non, ça ne marche pas comme ça, dit-elle d'une voix faible, les larmes aux yeux.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada