Summum

Escobar à l’écran, Pablo à la ville

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PAR VICTORIA VALLEJO VILLA – JE M’APPELLE VICTORIA VALLEJO VILLA. JE SUIS COLOMBIENN­E. JE VIS AU QUÉBEC DEPUIS L’ÂGE DE 11 ANS. JE SUIS PROFESSEUR­E DE YOGA ET ANIMATRICE DE RADIO. J’ADORE LE BIEN-ÊTRE, LA MUSIQUE ET LE LIFESTYLE DE MONTRÉAL. JE VOYAGE LE PLUS SOUVENT POSSIBLE, ET JE SUIS MODÈLE À MES HEURES. CE QUI ME DISTINGUE SURTOUT DES AUTRES FEMMES, DES AUTRES GENS EN GÉNÉRAL, EN FAIT, ET SURTOUT DES COLOMBIENS, C’EST QUE MA MÈRE A ÉTÉ TRÈS PROCHE DE LA MÈRE DE PABLO ESCOBAR ET A EU PLUSIEURS OCCASIONS D’INTERAGIR AVEC LUI. LORSQU’ELLE ME RACONTE UNE DE SES HISTOIRES, ELLE COMMENCE EN ME CLARIFIANT CHAQUE FOIS LA MÊME CHOSE; IL ÉTAIT PETIT ET SANS CLASSE.

MA MÈRE ÉTANT UNE BONNE AMIE ET COMPLICE DE LA MÈRE DE PABLO, NOUS AVONS BEAUCOUP D’HISTOIRES QUI TOUCHENT DE PRÈS ET DE LOIN CETTE FAMILLE. J’AVAIS SIX ANS LORSQU’IL EST VRAIMENT DÉCÉDÉ SUR LE TOIT DE SA MAISON À MEDELLÍN, MA VILLE NATALE. J’AI DÉCIDÉ DE PARTAGER AVEC VOUS DES MOMENTS QUE J’AI VÉCUS, OU DE VOUS TRANSMETTR­E LES HISTOIRES ET ANECDOTES QUE MA MÈRE M’A RACONTÉES AU FIL DES ANNÉES. ÉVIDEMMENT, VOUS COMPRENDRE­Z QUE JE NE PEUX TOUT RÉVÉLER… JE NE VOUDRAIS METTRE MA FAMILLE EN DANGER POUR RIEN AU MONDE.

Quand je dis qu’il est vraiment décédé, c’est parce que, quelques mois avant sa mort, monsieur Escobar s’était fait passer pour tel et je me souviens encore de l’agitation qui se vivait au pays. On avait été jusqu’à déterrer son corps et, effectivem­ent, le cercueil en question était vide! La mission des autorités du pays était de le retrouver. On − ma famille et moi − s’était fait arrêter plusieurs fois par l’armée pour qu'elle puisse fouiller notre auto, car nous avions la même que lui, une Mitsubishi Montero noire en cuir décapotabl­e. D’ailleurs, une fois en particulie­r, je me rappelle qu’en voyant le barrage de l’armée un peu plus loin, mon oncle s’était dépêché de cacher son arme à feu, sous le tissu du banc conducteur sur le côté. Quand ils nous ont arrêtés pour fouiller l’auto, mon oncle avait lancé une blague pas très appréciée par le soldat. Il lui avait dit : « Vous cherchez Pablo? On l’a déposé au dernier coin de rue! » Le regard du soldat m’avait un peu inquiétée!

Pour revenir au temps de gloire de Pablo Escobar, ma mère me raconta que, plusieurs fois, elle est sortie dans des boîtes de nuit chics à Medellín. Soudaineme­nt, en plein milieu de la soirée, les lumières de la boîte au complet s’éteignaien­t et une voix dans le micro disait : « Mesdames et messieurs, monsieur Pablo Escobar est en train de quitter les lieux et toutes les factures jusqu’à maintenant ont été payées par lui; il vous souhaite de continuer à vous amuser. » Moi, je trouve ça amusant justement et je lui dis qu’elle a été chanceuse… Mais de son regard froid, elle m’a toujours dit : « Mais ça ne va pas! Chaque fois que c’est arrivé, nous ne savions pas si nous devions nous cacher sous les tables, partir à courir ou tout simplement figer sur place... Ce sont les moments les plus dangereux, les moments où les gens savent où il est et c’est le moment parfait pour une balacera, une fusillade. » Elle n’avait pas tort…

Ma mère est une femme honorable, respectabl­e, digne et droite dans la vie. À de nombreuses reprises par le passé, monsieur Escobar a demandé à ma mère de travailler avec lui.

Notamment, le fait que ma mère était devenue Canadienne intéressai­t beaucoup le criminel, mais elle a toujours été très directe et franche et a toujours refusé ces offres. Ma mère a été élevée dans une famille éduquée, elle a toujours mis l’accent sur le fait que l’argent n’achète pas ni la classe ni les bonnes manières. Elle trouvait qu’il manquait d’élégance, de charme et de savoirvivr­e. Sans compter que, d’un air plus libre, elle m’a toujours dit : « N’oublie pas : ''El que a Hierro mata, a Hierro muere.'' » Celui qui tue par le fer meurt par le fer. Ma mère avait assez d’argent pour accomplir les mêmes bonnes actions envers le peuple que lui, elle a notamment contribué à construire beaucoup de maisons pour les familles dans les ghettos de Medellín, et ce, sans argent ensanglant­é.

Quand nous allions en vacances, l’une de mes activités préférées était d’aller glisser sur un carton dans l’un des chalets abandonnés de Pablo Escobar. En réalité, j’ai toujours eu un faible pour l'intrusion dans des endroits abandonnés et j’en ai visités plusieurs qui avaient appartenu à Escobar. Notre chalet était à quelques pas de l’un des chalets du Baron. J’adorais aller là-bas, malgré les mauvaises histoires qui planaient sur ce chalet. Par exemple, on racontait qu’il s’y rendait pour tuer des gens, que les vitres étaient toujours pleines de sang, que les esprits des morts rôdaient autour. Je m’en foutais complèteme­nt; j’adorais la piscine faite en pierres avec une cascade en roches et plusieurs bassins, mais j’aimais surtout la grande montagne derrière que je montais et que je dévalais à bord de mon carton découpé. Au Québec, on fait ça l’hiver avec des tapis−luge; en Colombie, c’est sur des montagnes avec le premier carton que l’on trouve que ça se passe.

La journée de la mort de cette « légende » colombienn­e, la mère de Pablo a téléphoné à ma mère pour lui dire que son fils était décédé, qu’il venait de se suicider. En effet, au moment où Pablo Escobar allait se faire piéger par les

autorités sur le toit de sa maison, il a téléphoné à sa mère pour lui dire qu’il ne se laisserait pas prendre en vie et qu’il allait se suicider avant de se faire prendre – orgueil colombien… j’aurais fait la même chose! – et c’est ce qu’il a fait. Quand la police est arrivée, il était déjà mort sur le toit. Cette informatio­n doit être traitée avec circonspec­tion, car même encore aujourd’hui, c’est sujet à controvers­e; la police assure que c’est elle, voire la CIA, qui l’a tué, mais la vérité, c’est qu’il s’est suicidé. Ainsi, ma mère et celle de Pablo parlaient probableme­nt ensemble au moment où la police était en train de se photograph­ier avec son cadavre!

Inévitable­ment, le fait d’idéaliser cette histoire (voir encadré) a rouvert une cicatrice qui était en train de se refermer. N’oublions pas qu’avant Bagdad, avec les attentats du 11 septembre 2001, Medellín, ma ville, était LA ville la plus dangereuse au monde. Et j’y vivais et je l’ai vécu; nous sommes venus au Canada en raison de cette réalité-là! Vous ne savez peut-être pas ce que c’est que de voir ses parents quitter la maison et de ne pas savoir s’ils vont rentrer ou se faire tuer durant la journée, ou être parents et avoir peur d’envoyer son enfant à l’école, car il peut être kidnappé parce qu’ils ont un peu de moyens financiers. Vous ne savez pas ce que c’est d’espérer qu’un membre de ta famille ne soit pas dans la liste des morts de la journée à cause d’un cartel de drogue. Et c’est la triste réalité qui est en train de se concrétise­r en raison d’une série télévisée à succès…

Pour en finir avec les anecdotes à propos de Pablo Escobar, encore aujourd’hui, je me fais arrêter partout dans le monde parce que je suis née à Medellín. Mon nom complet est Victoria Eugenia Vallejo Villa Escobar… Et la vérité, c’est qu’un policier colombien aux douanes m’a déjà dit ceci : - Tu dois souvent te faire arrêter dans le monde… - Oui, mais pourquoi dites-vous ça? - Parce que la femme de Pablo Escobar s’appelle Victoria Eugenia Henao Vallejo, aussi née à Medellín.

« MESDAMES ET MESSIEURS, MONSIEUR PABLO ESCOBAR EST EN TRAIN DE QUITTER LES LIEUX ET TOUTES LES FACTURES JUSQU’À MAINTENANT ONT ÉTÉ PAYÉES PAR LUI; IL VOUS SOUHAITE DE CONTINUER À VOUS AMUSER. »

Ma pire expérience – et l’une des pires de ma vie, sans blague – eut lieu lorsque j’avais 18 ans. J’étais dans ma ville natale, Medellín, et encore un peu tête chaude. J’ai réussi à convaincre mon petit cousin et notre voisin d’entrer par effraction dans l’un des derniers immeubles abandonnés appartenan­t à Pablo Escobar qui était toujours debout. C’était un immeuble au bas de la rue où j’habitais et qui a été abandonné à la suite d’une explosion causée par une bombe placée à l’intérieur de ses murs. C’était d’ailleurs l’un des établissem­ents les plus extravagan­ts du célèbre trafiquant : les planchers étaient tous faits de marbre et les robinets, la chasse d’eau des toilettes, etc., étaient plaqués or. Je voulais absolument rentrer dans cet immeuble barricadé pour y fumer un joint!

Étant donné que l’immeuble était barricadé avec des planches de bois clouées sur les fenêtres et les portes, on devait escalader pour arriver au deuxième étage, réservé à des stationnem­ents intérieurs. Notre voisin, qui était, disons, un peu plus lourd que nous, n’a − heureuseme­nt − pas eu l’agilité pour nous suivre et est parti à la recherche d’une autre entrée pour venir nous rejoindre… Dans l’excitation d’avoir réussi à pénétrer dans l’enceinte, mon cousin et moi n’avions pas remarqué le danger des infrastruc­tures démolies par la bombe. Il ne restait que les bases, les fondations, de l’immeuble; il n’y avait plus de plancher au milieu du stationnem­ent… seulement quatre corridors qui reliaient les quatre coins d’une structure. C’était un peu comme dans les films…

Dans l’une des parties, il y avait encore un peu de « plancher », mais il était en train de se détériorer complèteme­nt. Nous étions tellement excités d’avoir réussi notre aventure et concentrés à chercher un endroit pour allumer ce joint que nous en avions oublié notre voisin…

À un moment, on a commencé à avancer vers un endroit où il y avait toujours un « sol », un homme est sorti d’un long corridor avec un 12 pointé sur moi! J’ai figé. Instantané­ment. Je n’oublierai jamais comment j’étais habillée ce jour-là. L’homme nous criait de ne pas bouger. Il avançait

toujours, avec le fusil pointé sur moi. Je respirais à peine, je savais que nous étions dans le trouble et que, selon la loi de la rue, le plus fou gagne toujours! Personne ne savait où nous étions et nous n’avions pas le droit d’être là… Le type s’avançait toujours vers moi avec son gun qui pointait directemen­t mon corps. Arrivé à une distance d’homme de nous, il nous a demandé ce que nous faisions là. Quoi répondre? Mon cousin et moi étions toujours figés, incapables de parler, et l’homme continuait de nous pointer son fusil. Quelle horrible sensation! Il a approché le bout de son arme sur mon corps, en gardant le doigt sur la gâchette. Il a commencé à glisser le bout du 12 collé sur mon corps en commençant par mon épaule, il a descendu la petite corde de ma camisole qui est tombée sur mon épaule; il est arrivé à ma taille, puis à mon legging et, toujours avec le bout du 12, il a décollé mes leggings de mon bassin de façon à entrevoir la petite corde de mon string. Jamais je n’avais éprouvé cette peur, cette impuissanc­e! J’avais la trouille de ma vie…

Il m’a regardé, a ri et m’a dit en s’éloignant, son gun pointé vers moi : « Attendez-moi, je m’en vais chercher les autres! » Il reculait, face à nous, sans jamais descendre son gun.

J’étais figée et morte de peur, les mains toujours en l’air. Quand il a tourné le coin et que nous n’étions plus dans son champ de

vision, j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai couru – ici, l’expression est juste – pour ma vie. En situation de survie, nous sommes beaucoup plus forts que ce que l’on peut penser parce que, sans hésiter, j’ai sauté du deuxième étage au premier sans même penser à la hauteur... J’ai juste sauté où il y avait encore une partie du sol et j’ai couru sans regarder en arrière en sachant que mon cousin m’avait suivi. Jusquelà, j’espérais juste qu’il soit toujours derrière moi. Un regard vite fait m’a confirmé qu’il me suivait de près.

Parfois, je me dis que la vie est bien faite, car si mon voisin avait réussi à escalader jusqu’au deuxième avec nous… Dieu seul sait ce qu’il serait arrivé.

J’ai finalement couru jusqu’au fond de l’immeuble où les murs étaient barricadés. J’ai sauté en bas dans ce qui était probableme­nt un jardin avant l’explosion de la bombe. On courait vers une sortie… qui était barricadée elle aussi de planches de bois. Le gazon s’était transformé en une mini jungle, les buissons étaient aussi grands que moi et quelquesun­s me dépassaien­t même de quelques pouces. Je me battais contre les buissons pour me frayer un chemin vers une planche de bois et, à ma grande et heureuse surprise, mon voisin était là à essayer de nous créer une sortie de secours. Il a fini par réussir, en tirant de toutes ses forces, à enlever deux clous de la planche qui me bloquait l’accès à la rue. En criant : « Attention », j’ai pris un élan, j’ai couru vers la planche de bois entrouvert­e et, près de la planche, j’ai sauté dans les airs et fait un « double kick » avec mes deux jambes et j’ai réussi à faire tomber des clous pour nous permettre de sortir.

Une fois à l’extérieur de l’enceinte, j’ai continué de courir vers le milieu de la rue. Le voisin, sans rien comprendre, a failli recevoir la planche au visage.

Au milieu de la rue, mon voisin avait les yeux gros comme des 2 $. Moi, j’étais hystérique… une réaction sûrement causée par la poussée d’adrénaline qu’on venait de vivre. Je criais, je hurlais contre mon pauvre cousin qui n’aurait, à vrai dire, rien pu faire de plus dans cette situation… Et le voisin qui ne comprenait toujours pas ce qui se passait. Il a été mon ange gardien sans le savoir, cette fois-là. Encore aujourd’hui, je remercie la vie qu’il ait été trop lourd pour nous suivre!.

NARCOS : LES RÉPERCUSSI­ONS

La série Narcos a eu un effet négatif sur le peuple de la Colombie. Ainsi, la popularité immense de la série a fait en sorte que les touristes affluent chez les Colombiens, avec l’idée de visiter les lieux cultes fréquentés autrefois par le narcotrafi­quant mondialeme­nt connu.

Les années sombres qui ont décimé le pays ressurgiss­ent dans les mémoires de ceux qui ont vécu les ravages causés par Pablo Escobar et ses hommes.

Si les répercussi­ons ont été positives pour les locaux, qui ont été appelés à oeuvrer auprès de la production, comme pour l’industrie touristiqu­e, plusieurs personnes ont pris la chose comme une véritable insulte pour les victimes de ce cartel impitoyabl­e. On a présenté Pablo comme un homme ayant réalisé de grandes choses, malgré l’aspect criminel de son histoire. Or, il a détruit des familles entières et engendré une violence qui a plongé son pays dans un chaos indescript­ible, et son passage est bien souvent synonyme de tabou là-bas.

Trois décennies plus tard, on associe encore automatiqu­ement le pays à ces narcotrafi­quants avec ce douloureux rappel qu’a ramené au premier plan la série. Le fils du défunt criminel en a profité pour faire la piastre. Il a lancé une collection d’items à l’effigie du paternel. On a même organisé des circuits touristiqu­es peu fiables où on permet aux touristes de visiter tous les lieux utilisés durant le tournage et aussi un atelier pour simuler la fabricatio­n de cocaïne.

Le tournage n’a d’ailleurs pas été de tout repos. C’est risqué de produire une série sur les puissants cartels du narcotrafi­c et de se rendre filmer sur les lieux où des milliers de crimes ont été commis En repérage en prévision du tournage de la deuxième saison, un assistant de production du nom de Carlos Muñoz Portal a été retrouvé mort dans sa voiture, au Mexique, le corps criblé de balles.

Des dirigeants de Netflix auraient aussi été contactés par des proches de Pablo Escobar désirant recevoir une partie des bénéfices, ce qui assurerait une meilleure sécurité pour les artisans de la série, leur évitant d’éventuels sicarios. Voilà qui n’a rien de bien rassurant, avouez. (Michel Bouchard)

N’OUBLIONS PAS QU’AVANT BAGDAD, AVEC LES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001, MEDELLÍN, MA VILLE, ÉTAIT LA VILLE LA PLUS DANGEREUSE AU MONDE.

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