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LE CERVEAU DICTATEUR

De nouvelles recherches démontrent que le cerveau nous empêche d’atteindre nos véritables limites. Comme fracasser ce plafond ? Le peut-on même ?

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Mentir n’est pas dans les habitudes de François Billaut. C’est pourtant ce que le professeur agrégé au Départemen­t de kinésiolog­ie de l’Université Laval a fait – à des fins scientifiq­ues – au cours d’une étude publiée en 2011 dans les pages de la revue Medicine and Science in Sports and Exercise.

À première vue, le protocole de recherche semble assez simple. Quatorze athlètes de calibre semblable ont suivi, sur vélo stationnai­re, trois protocoles de sprints de 6 secondes entrecoupé­s de 24 secondes de récupérati­on passive. À un premier groupe, on demandait de réaliser une série de 10 sprints. À un autre, c’était plutôt une série de 5 sprints qui était exigée. Enfin, un dernier groupe n’a reçu aucune informatio­n sur le nombre de répétition­s à faire – les membres de ce groupe étaient laissés, en fait, dans l’inconnu. Lors de leur performanc­e, tous les groupes ont été vivement encouragés à fournir un effort maximal. Un 10 sur 10, si vous voulez.

Ce que les quatorze cobayes ignoraient, c’est que tous allaient en réalité effectuer 10 sprints. Ainsi, les membres du troisième groupe ont été arrêtés après leur dixième sprint. Quant à ceux du deuxième groupe, les chercheurs leur ont annoncé, à la fin de leur cinquième sprint maximal, qu’ils devaient répéter la même séquence à une

seconde reprise. Autrement dit, on les avait trompés. Un mensonge certes pervers – on s’imagine l’effet de douche froide lors de l’annonce –, mais délibéré, explique François Billaut. « Nous voulions voir comment la performanc­e physique serait influencée », indique-t-il.

Gouverneur central Contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, le groupe à qui on a joué dans le dos ne s’est pas décomposé lors des 5 sprints suivants. En fait, des trois cohortes, c’est plutôt celle-là qui a réalisé les meilleurs scores. En moyenne, le recrutemen­t des muscles et la puissance de pédalage de ces participan­ts étaient supérieurs de 4 % et 9 % sur l’ensemble des 10 sprints, comparativ­ement à ceux des sujets des protocoles témoin et « inconnu », qui ont été plus modérés dans leur effort. C’est comme si les membres du deuxième groupe avaient repoussé leurs propres limites.

Dans un sens, c’est exactement ce qui est arrivé. « Peu importe que l’effort soit long ou court, le cerveau s’arrange toujours pour conclure un effort avec un même niveau de fatigue quasi maximal. En le trompant, nous avons en quelque sorte court-circuité ce calcul, ce qui a permis d’atteindre de meilleures performanc­es que si nous lui avions donné l’heure juste », détaille l’expert en physiologi­e de l’exercice.

Cette stratégie au potentiel limité d’utilisatio­n par athlète – on ne peut, pour des raisons évidentes, en abuser – illustre pourtant de manière éclatante l’une des idées les plus controvers­ées en ce moment dans les sciences du sport. Selon les tenants de la « théorie des systèmes complexes » (c’est son nom), le cerveau, ce « gouverneur central », reçoit, intègre et met en relation des masses d’informatio­ns susceptibl­es d’influencer la performanc­e physique. En retour, il produit une sensation de fatigue, la fameuse perception de l’effort, qui force à ralentir, maintenir ou accélérer le rythme.

Ce mécanisme, qui se déroule constammen­t sans qu’on en ait vraiment conscience, en serait un de protection. Il nous forcerait à arrêter l’exercice bien avant que nos véritables limites physiologi­ques soient atteintes et prendrait racine jusque dans l’évolution de notre espèce. « Certains parlent d’une adaptation qui se serait mise en place afin d’assurer notre homéostasi­e et d’ainsi garantir notre propre survie », expose François Billaut. Pour nous protéger de nous-mêmes et des dommages que nous pourrions nous infliger en poussant trop loin la machine, en somme.

Changement de paradigme Si cette théorie est vraie – et elle l’est probableme­nt, si on se fie aux preuves en sa faveur qui ne cessent de s’accumuler –, elle pourrait révolution­ner la manière de concevoir les performanc­es sportives en endurance. Aux poubelles l’idée selon laquelle le coeur, les poumons et les muscles sont les grands coupables de la fatigue à l’exercice ! Au diable la théorie de l’accumulati­on du lactate sanguin et de la dépréciati­on des substrats énergétiqu­es (glycogène) comme seuls facteurs limitatifs de la performanc­e ! Blâmez plutôt votre cerveau !

« Un des gros mérites de cette théorie, c’est qu’elle explique des situations autrement inexplicab­les, comme à la ligne d’arrivée d’une course de fond, alors qu’on voit des participan­ts ouvrir la machine dans les derniers mètres. Si on se fie aux modèles classiques de la fatigue, de tels sprints devraient normalemen­t être impossible­s. Or, c’est au contraire un phénomène très courant, qu’on observe chez les sportifs de tous les niveaux, des olympiens aux plus humbles amateurs », fait valoir François Billaut.

Les implicatio­ns sportives concrètes (voir colonne de droite) de ce véritable changement de paradigme sont complexes et encore peu comprises. Mais, pense François Billaut, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on ne saisisse mieux en quoi consistent les retombées, susceptibl­es de repousser l’étendue de nos propres limites. « Cette théorie fait le pont entre plusieurs domaines précédemme­nt isolés les uns des autres, comme la psychologi­e sportive et la physiologi­e de l’exercice. C’est fascinant. »

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