Ann-Rika Martin, de la toque au casque
Quand Ann-Rika Martin, gagnante de l’émission Les Chefs! en 2017, n'est pas à ses fourneaux, elle pédale. Portrait d’une jeune chef talentueuse qui a appris à rouler à la meilleure école qui soit, celle de la famille.
Peu après sa victoire à la septième édition de l’émission Les Chefs !, Ann-Rika Martin a investi une partie de la bourse de 30 000$ qu’elle a alors remportée dans l’achat... d’un vélo. Non, il n’y a pas que le Thermomix dans la vie de la jeune femme de 28 ans. « C’est un Trek pour femmes tout en carbone. Grâce à lui, je n’ai plus mal au dos ni aux épaules quand je roule », explique-t-elle à Vélo Mag par un humide après-midi du mois d’août. « M’acheter un vélo neuf a été ma seule dépense extravagante, je le jure ! » insiste la chef au CV bien garni – auteure du livre Gastronomie & Fromage publié en 2013, diplômée de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) en 2014, boursière Grands Chefs Relais & Châteaux en 2015...
L’anecdote en dit long sur les centres d’intérêt de cette première de cuisine. Avant même que celle-ci ne fasse ses premiers pas dans le monde de la restauration à l’âge tendre de 14 ans, la petite reine occupait déjà une place de choix dans la vie de la Lévisienne. Une passion qu’elle doit à sa mère, Odette Boulay, tout comme ses deux frères et sa soeur, tous des cyclistes. « Je leur ai inoculé le goût du vélo par l’exemple; ils me voient rouler depuis qu’ils sont petits. Il faut dire que j’ai toujours pédalé : j’ai eu mon premier vélo de route à l’époque où on passait pour des extraterrestres lorsqu’on se baladait en cuissard », raconte la cycliste de 52 ans en riant.
On peut d’ailleurs apercevoir ladite bicyclette au café-relais familial O’ravito, dans le secteur Saint-Romuald, à deux pas de la piste cyclable Le Parcours des Anses. Un indice : elle fait carrément partie du décor de cette sympathique adresse de la Rive-Sud (Québec). « Nous avons ouvert le café pour cyclistes il y a deux ans environ, ce qui m’a permis de réaliser un vieux rêve. Ça tombe bien : ma fille est une chef hors pair », souligne avec fierté la maman. Sachez-le: tous les plats servis chez O’ravito portent la signature d’Ann-Rika Martin. Même les condiments de la spécialité, des tartines de style open-faced mieux connues sous le nom de smorrebrod, sont faits maison. Dolce vita Pour Ann-Rika, le vélo est avant tout synonyme de plaisir. La performance, très peu pour elle : la chef en vit déjà assez en cuisine, où les coups de feu, comparables aux pires passes d’armes cyclistes, mettent les nerfs à rude épreuve. « Je ne roule pas pour me dépasser ou me pousser, mais pour me sortir de ma tête », glisse-t-elle au détour de son explication. Concrètement, la cycliste enfourche une bécane pour se transporter d’un point A à un point B, ainsi que pour voyager. À ce chapitre, elle est choyée : dans les dernières années, ses talents culinaires l’ont amenée à se perfectionner en Autriche, au Costa Rica et en Californie, notamment. Chaque fois, le vélo s’est imposé d’une manière ou d’une autre lors du séjour.
Au printemps dernier, elle a bourlingué pendant un mois en Italie, gracieuseté de l’émission Les Chefs ! – c’était le grand prix de la compétition culinaire. Au menu : visite de vignobles dans les Abruzzes, découverte du Piémont et vélo au travers des oliviers de la Toscane. Cette chevauchée de 500 km en une semaine, c’est en compagnie de sa mère qu’elle l’a effectuée. Bien sûr, les anecdotes savoureuses pleuvent, comme l’élévation de l’apéro au rang de rendez-vous quotidien. Ou cette location « forcée » de vélos de route à trois plateaux. « Au début, nous sommes restées bêtes. Puis nous avons rapidement compris l’utilité de la chose : on ne descendait jamais... » se souvient Odette.
Ann-Rika a d’ailleurs frappé son Waterloo à la ville fortifiée de Montalcino, lors d’une montée de 12 bornes qui menait le duo à plus de 1000 m d’altitude. Un « vrai de vrai » mur qui éprouvera sa petite forme physique du moment, elle aussi gracieuseté de l’émission Les Chefs ! et de l’agenda surchargé qui a suivi son sacre. Après ce qui lui a paru une éternité, la cycliste finit néanmoins par rallier le sommet. Et là, c’est l’épiphanie. « La vue
tout en haut... c’était magnifique », dit-elle avec émotion. « On voyait des vignobles se déployer à l’infini, avec les fortifications en contrebas et le ciel bleu azur, question de transformer le tout en véritable carte postale. C’est mon plus beau moment de vélo à vie », admet-elle. On la croit sur parole. Milieux d'hommes Son séjour au pays doté de frontières en forme de botte l’a également confrontée à une réalité qu’elle ne connaît que trop bien : celle du machisme ordinaire. « Deux femmes qui roulent seules en Italie, c’est rare. Disons qu’on nous a énormément dévisagées... » reconnaît Ann-Rika. Rien, cependant, pour la désarçonner. La cuisine, comme le cyclisme, est après tout un milieu de saucisses (lire : très masculin). « J’ai l’air d’une gamine de 18 ans, mais je ne cède pas ma place, autant en cuisine que sur mon vélo. J’ai toujours été un peu tomboy: je suis directe, parfois sèche, et je n’ai pas la langue dans ma poche. Il le faut : dans certaines cuisines où j’ai travaillé, j’étais la seule femme sur 45 employés. »
Maintenant qu’elle pilote les cuisines d’O’ravito, Ann-Rika n’a plus à se battre pour faire ses preuves. Ce qui lui laisse le temps et l’énergie de s’engager à fond dans le développement de l’entreprise familiale. C’est ainsi qu’elle s’est installée à la baie de Beauport, à Québec, l’été dernier. Les pieds dans le sable, elle y a proposé un menu santé sept jours sur sept dans un mini O’ravito : tartines au homard, salades au gravlax de saumon, cafés spécialisés, smoothies... Sans parler des 3450 boîtes à lunch préparées en deux jours en vue du Grand Tour Desjardins de Vélo Québec, qui avait lieu dans le Bas-Saint-Laurent cette année.
« Les Chefs! nous a apporté beaucoup de notoriété. Depuis un an, ça ne dérougit pas, au café », admet Ann-Rika Martin. « Auparavant, je vantais ses qualités culinaires à tout le monde, et personne ne semblait s’en soucier. Du jour au lendemain, c’est tout le contraire : on reconnaît son talent et son apport. Ça me rend fière, vous ne savez pas à quel point », renchérit Odette Boulay, une maman et femme d’affaires visiblement comblée.