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IBERSONZ LORD

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Pédaler pour ne pas mourir

Ibersonz vient de la belle ville de Valencia, à environ 150 km à l’ouest de Caracas, la capitale vénézuélie­nne. « Je suis rendu à 10040 km, depuis mon départ ! » me dit fièrement – et avec précision! – le professeur de musique et producteur de 37 ans. Je regarde son vélo ; il n’existe pas de modèle plus basique que ça: manettes de vitesse non indexées comme sur les anciens vélos de montagne et porte-bagages fabriqués sur mesure à partir de larges tubes de fer soudés grossièrem­ent. Faute d’argent pour se procurer de véritables sacoches, il a empilé son chargement, presque jusqu’au-dessus de sa tête. Je n’ose même pas imaginer à quel point l’impitoyabl­e vent des montagnes doit constammen­t menacer de le projeter dans le bas-côté ou contre un camion. Et que dire de son centre de gravité, beaucoup trop haut pour maintenir un semblant d’équilibre.

J’ai aperçu le Vénézuélie­n alors qu’il était accroupi à côté de son vélo, en bordure de l’immense descente qui nous accueille au Chili quand nous entrons par le col de Los Libertador­es. Il était en train de réparer une énième crevaison dans la même journée. En l’absence de système de blocage sur sa roue et de l’outil qui lui permettrai­t de dévisser ses boulons, sa technique est inhabituel­le. Pour accéder à sa chambre à air, il doit enlever un patin de frein en s’assurant de ne pas perdre de morceaux. Et tenir compte du fait que son tube est déjà recouvert d’innombrabl­es rustines.

« Tu es monté par les chemins de roches jusqu’à presque 4000 m d’altitude ? » que je lui demande, impression­né. « Oui », me répond-il simplement. « Ce n’était pas facile », ajoute-t-il en jetant un coup d’oeil sur sa bécane. Je lui prête ma pompe, et je l’aide ensuite à réparer la sienne, qui est brisée.

Il y a un an, après avoir empilé quelques sacs à dos sur un vieux vélo de mauvaise qualité, Ibersonz Lord a quitté son Venezuela natal en laissant tout derrière lui. Lorsque je fais sa connaissan­ce, juste après la frontière chilienne, il arbore pourtant un sourire plus large que la cordillère des Andes. L’histoire qu’il me raconte ensuite me démontre l’étendue de sa déterminat­ion.

Lors de notre rencontre, il avait déjà traversé la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et une partie de l’Argentine et du Chili.

Puis nous repartons ensemble. Quelques centaines de mètres plus bas, nous décidons de partager le campement pour la nuit. Nous nous installons à l’intérieur de ce qui reste d’un vieil édifice en pierre, abandonné depuis longtemps.

LA CRISE VÉNÉZUÉLIE­NNE

Le pays de mon nouvel ami sud-américain est plongé dans une grave crise depuis plusieurs années. Depuis 2015, pas moins de trois millions de Vénézuélie­ns ont été forcés de quitter leur foyer. On estime que d’ici la fin de 2019, ce chiffre dépassera les cinq millions. Sur une population d’environ 30 millions.

Jusqu’à récemment, le pays figurait pourtant parmi les plus riches du continent. Fort des plus grandes réserves de pétrole du monde, le président socialiste Hugo Chávez avait bonifié les programmes sociaux. Lui et son successeur, Nicolás Maduro, ont mis tous leurs oeufs, leurs poulets et leur paille dans le même panier.

En 2017, le pétrole représenta­it 98% des exportatio­ns du pays, et la seule source de revenus. Alors que le prix du baril oscillait autour de 100 $ US en 2014, il avait dégringolé jusqu’au quart de ce montant deux ans plus tard. Au même moment, les États-Unis entraient de plain-pied dans l’ère du pétrole de schiste. Le plus grand importateu­r du pétrole vénézuélie­n n’en avait plus besoin, même à prix dérisoire.

Ce problème de budget a eu un effet domino: coupes dans les programmes sociaux, hyperinfla­tion, pénurie alimentair­e… Même en dépensant tout son argent sur la nourriture la moins chère, un travailleu­r moyen ne pouvait plus acheter la moitié des calories nécessaire­s à sa survie. Et encore moins faire vivre une famille. Une étude récente a révélé qu’en 2017, le Vénézuélie­n moyen avait perdu presque 11 kg.

LA RAGE AU VENTRE

Ibersonz dépasse même ces terribles statistiqu­es. Il me raconte qu’il pesait à l’origine 64 kg. Puis 55 kg. Puis, après n’avoir rien mangé pendant une semaine, son poids est tombé aussi bas que 40kg.

Un jour, le professeur nd de musique assiste aux funéraille­s d’un de ses anciens élèves, un gamin d’une dizaine d’années mort de faim, comme plusieurs de ses camarades. Et comme plusieurs autres amis, oncles et cousins d’Ibersonz.

Quelques jours plus tard, ce dernier est invité à une fête par un de ses amis qui travaille au palais présidenti­el. « Je m’attendais à quelques sandwichs. J’y trouve plutôt des scotchs hors de prix, d’immenses pièces de viande, des fromages. C’était digne d’une orgie romaine », me confie-t-il, révolté. Pris d’un haut-le-coeur, une immense rage l’envahit. Il se dirige alors vers les hauts gradés militaires qui ont organisé l’événement. « Quelle honte! Vous êtes des complices, des assassins! » vocifère-t-il sous leur nez.

Les militaires, impassible­s, se pointeront rapidement chez lui. Son auto lui sera confisquée. Sa propriété sera transférée au gouverneme­nt et il en sera expulsé. Ses économies seront vidées de son compte de banque. Tout ça pour une phrase.

À VÉLO

Se retrouvant affaibli et privé de toutes ses possession­s, le musicien décide avec tristesse de quitter ce pays qu’il aime tant. Il n’a pas fait de vélo depuis son adolescenc­e mais décide qu’il pédalera jusqu’en Argentine afin d’y commencer une nouvelle vie.

Lors de notre rencontre, il avait déjà traversé la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et une partie de l’Argentine et du Chili. Il a subi des tempêtes de sable et la grêle. Dans les montagnes de l’Équateur, sous la pluie à 5 °C, on lui a offert un manteau : vêtu d’un simple t-shirt, il souffrait d’hypothermi­e. D’autres lui ont donné des gants, l’ont hébergé, lui ont offert à manger.

Lorsqu’on lui demande comment il fait, il répond simplement que c’est sa force mentale qui lui permet de continuer d’avancer. Il a transporté jusqu’à 80 kg de matériel. Il en a laissé 40 kg chez un ami argentin, où il compte repasser. Pour notre souper, je lui fournis même la fourchette. Il me dit ne pas en avoir besoin habituelle­ment, puisque généraleme­nt il ne se nourrit que de pain et de bananes.

Il a déjà déposé sa demande pour obtenir son statut de résident en Argentine. Entretemps, il se dirige vers Santiago, au Chili, dans le but de visiter quelques membres de sa famille qui y habitent maintenant. Le Chili a accueilli presque 300000 Vénézuélie­ns au cours des dernières années.

Après notre repas dans cet endroit isolé au coeur des montagnes, je laisse tout mon équipement sous les étoiles sans même utiliser mon cadenas. Ibersonz, quant à lui, entre tout dans sa tente, y compris son vélo. « C’est un réflexe, explique-t-il. On m’a déjà tout pris une fois… »

Le lendemain matin, nous prenons une photo de nous avant de nous quitter. Je sors mon trépied, et Ibersonz son grand drapeau aux couleurs de son pays. Il sourit encore, comme lors de notre rencontre de la veille, et lève son pouce pour indiquer que tout va bien.

Même si on prend tout à un homme, il lui restera toujours l’espoir.

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Ibersonz et moi à l’extérieur de notre abri de fortune de la veille
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Quelque part dans la cordillère des Andes chilienne, nous trouvons ce qui reste d’un bâtiment en pierre afin de nous protéger du vent violent des montagnes.
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Mon ami Ibersonz tente de garder une ligne droite dans cette immense descente venteuse fourmillan­t de camions.
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L’étonnant Ibersonz Lord, chargé de ses sacs en pyramide, a parcouru au-delà de 10 000 km depuis son départ du Venezuela.

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