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L’ivresse des sommets

- par David Desjardins

En quittant le village de Laruns, deux possibilit­és s’offrent à nous. Continuer vers le sud, emprunter le col du Pourtalet et franchir une frontière espagnole que l’avènement de l’Union européenne a rendue plus ou moins caduque, puis foncer vers Formigal. Ou alors, obliquer à l’est, vers la bien nommée station thermale d’Eaux-Bonnes, avant d’aborder l’éprouvante montée de L’Aubisque.

Mais en réalité, la question ne se pose pas vraiment. Nous sommes ici pour le monstre. Le monument. La légende.

Cela fait presque dix jours que nous alignons les cols pyrénéens, mon ami Jérôme et moi. D’abord en Ariège, depuis Foix. Puis, à partir de Saint-Girons, avant de nous poser à Saint-Lary-Soulan, au coeur de l’arène, ce havre de skieurs étant encaissé dans un cercle parfait de montagnes qui font sans cesse porter le regard vers le ciel. Depuis le balcon de notre condo, nous envisageon­s parfaiteme­nt le Pla d’Adet et le col du Portet. En tournant un peu la tête, nous devinons le col d’Azet derrière l’arête de la montagne en face.

Hautacam, Tourmalet, Agnès, de Port, Aspin, Crouzette, Péguère et Prat d’Albis figurent déjà au tableau de chasse de ce voyage. Je me sens comme le yogi au ashram. Exilé du monde normal, chaque jour en quête du moment qui me transporte­ra ailleurs, en dehors de moi-même.

Ce n’est pas une affaire de masochisme que d’aimer la grimpe. Pour moi, l’expérience est mystique. Fouler un sol rendu sacré par les exploits mythiques du cyclisme profession­nel, et s’y perdre dans la douleur pour mieux affronter les voix intérieure­s qui sont celles du bon sens et exigent de mettre le pied à terre pour interrompr­e la souffrance.

Passé la petite station de ski de Gourette, la route vers le sommet de l’Aubisque s’extrait de la forêt et serpente le long d’une crête aride qui permet d’envisager, en face, un grand cirque de montagnes dont l’immensité comme l’austère beauté commandent le respect. Le sentiment d’y être vulnérable, et que l’altitude pourrait tout aussi bien reprendre ses droits et vous faire regretter d’avoir défié les dieux des sommets.

J’aime tout de la grimpe. Mais depuis le début de ce voyage, j’apprécie le rythme que nous avons adopté. Sportifs sans toujours convoquer le proverbial couteau entre les dents. Puis, une fois coulés dans l’effort, nous vivons une expérience qui atteint le mode méditatif. Chacun dans son silence, les pensées tournées vers le présent, dans une douce agonie qui interdit toute forme de diversion. L’usure des cols interminab­les ou la morsure des murs à 14% vous obligent alors à réfléchir au sens de ce que vous faites. Et survient la question, inévitable: qu’est-ce que j’aime là-dedans?

Les réponses banales n’en sont pas moins vraies : le défi, la descente qui s’ensuit, l’idée de rayer de sa liste d’incontourn­ables un autre monstre sacré figurent parmi celles qui viennent spontanéme­nt en tête. Elles sont toutes valides. Mais insuffisan­tes pour moi.

Car ce que je préfère, c’est l’expérience elle-même, qui naît de ce mélange de difficulté et de lenteur. La répétition du geste comme une sorte de mantra. L’apparition d’une longue liste d’inconforts qui me rendent pareil au fakir et m’obligent à puiser en moi une volonté dont j’ai l’impression qu’elle enrichit mon expérience humaine de manière plus large encore.

À l’arrivée, le silence entre nous se prolonge quelques minutes. Et ce n’est pas que pour reprendre notre souffle, mais bien pour mesurer notre petitesse au sommet du monde, pour être avalés par le paysage et bien mesurer ce que vient de nous coûter cet effort. L’étourdisse­ment subséquent n’est pas tant un vertige qu’une ivresse. Une sorte de clarté de la pensée, en marge du monde. Une légèreté. Un bonheur, bien sûr fugace, qu’on ne cesse de vouloir répéter par la suite. Comme avec certaines drogues les plus dures, la dépendance est instantané­e.

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