CATALOGNE
La Costa Daurada
La montée vers Llaberia débute aux confins de Pratdip, peu après l’ermitage de Santa Marina. Le vent soufflait légèrement quand je m’y suis engagé l’automne dernier. Une jolie brise de 30 km/h, synonyme de temps sec et dégagé, faisait bruisser les feuilles des oliviers sur mon passage. Des conditions parfaites pour refroidir le radiateur pendant ces 8,2 km de grimpe.
Dès les premiers coups de pédale, la réserve naturelle de la serra de Llaberia m’en met plein les mirettes. Je me faufile entre ses géants de calcaire au relief karstique imposant, la Mola de Colldejou (921 m) et celle de Miranda (917 m). La route en lacets tournicote entre garrigues, pinèdes et chênaies, dans un camaïeu d’ocres qui sent bon le romarin. Le silence, assourdissant, n’est rompu que par le doux roulement de mon Tarmac sur la chaussée, un véritable tapis de billard. À destination, un vieillard me salue dans la rue déserte. « ¡Bon dia! » que je lui réponds. À part lui, je n’ai croisé personne dans la dernière heure.
Pincez-moi, quelqu’un. Cela fait trois jours que j’écume l’arrière-pays de la Costa Daurada, dans le sud-ouest de la Catalogne, en Espagne, et cette scène ne cesse de se répéter. Un exemple : du hameau de Vilaplana s’élance le col de la Mussara, la bosse chouchou du secteur avec ses 10,25 km de rampes à 6 % qui offrent une vue ahurissante sur la bien nommée côte dorée, traduction française du catalan Costa Daurada. Durée de l’ascension: une bonne trentaine de minutes. Voitures
rencontrées: trois?... allez, quatre en incluant ce motard arrêté sur le bord de la route, visiblement tout aussi en pâmoison que moi devant le panorama.
Autre exemple : dans la région du Priorat, chacun des 23 villages est séparé par un océan de vieilles vignes enracinées dans la llicorella, un sol d’ardoise qui confère une personnalité unique aux vins de la région – et qui explique pourquoi on se les arrache à des prix de fou. Sur ces chemins étroits à flanc de coteaux, on croise rarement quelqu’un. Et quand ça arrive, cette personne est également sur deux roues, drapée de Lycra. Le bonheur, mon vieux, le bonheur.
LE PARFAIT LIEU DE SÉJOUR
La Costa Daurada est sans conteste un paradis cycliste, tout à fait comparable à Gérone et à Majorque, ses proches et archipopulaires voisines. Si celles-ci lui ont longtemps fait ombrage, c’est de moins en moins vrai, heureusement. Investissements importants et bouche-à-oreille aidant, ce vaste terrain de jeu à une heure de voiture de Barcelone apparaît de plus en plus sur les radars des amateurs de petite reine. Dans les stations balnéaires typiques du pourtour méditerranéen, comme Salou et Mont-roig del Camp, nombreux sont les hôteliers qui leur font les beaux yeux – location d’une monture sur place, station de vélo, services de guide, alouette. Pour ma part, j’ai posé mes pénates quelques jours à Cambrils, haut lieu de branchitude gastronomique. Je ne suis pas le seul ; l’équipe professionnelle Bahrain Merida a fait de même l’année dernière pour un camp d’entraînement. La rumeur veut que Vincenzo Nibali ait bien aimé.
J’y ai rencontré Laura Moreno Dinaret et Juan Sánchez Moreno, tous deux de Rodabike, une boutique cycliste qui offre des forfaits pour les routiers en mal de kilomètres. De l’hôtel Sol Port, avec qui le couple collabore, on atteint les montagnes précôtières de la Catalogne en tout juste une demi-heure d’effort. Une fois celles-ci prises d’assaut, le dénivelé se cumule rapidement – grimper 2000 m en plus ou moins 100 km n’est pas une chose rare. Les pentes ne sont jamais redoutables : que des cols roulants de catégorie 2 et 3 avec quelques passages un brin plus corsés. Surtout, les options d’itinéraires ne manquent pas, et il est possible de s’en concocter sans peine de nouveaux tous les jours. En manque d’inspiration? Laura se fera un plaisir de vous proposer des parcours, dans un français impeccable appris à la petite école de la principauté d’Andorre-la-Vieille, où elle a grandi. Mieux encore, elle vous parlera du Québec, qu’elle a visité... en plein hiver. « J’avais déjà vu de la neige, mais jamais autant! » se souvient-elle.
À Cambrils, vous croiserez peut-être Sylvain Tremblay, de Chambord. Chaque hiver, ce policier à la retraite laisse les bancs de neige du Saguenay–Lac-Saint-Jean derrière lui pour mieux dire « ¡Hola! » aux plages de sable fin de la Costa Daurada, où il séjourne trois mois en moyenne. C’est la tranquillité de la région qui a d’abord séduit le « Bleuet ». « Auparavant, j’étais un inconditionnel de Majorque. Mais après sept années passées là-bas, je n’en pouvais plus, y a vraiment trop de monde ! » s’exclame le jeune sexagénaire. Un ouï-dire lui parvient alors : il paraît que la Costa Daurada, c’est pas mal pantoute... Dès ses premiers coups de pédale sur place, « pour voir », c’est le coup de foudre. Depuis, il y revient année après année, entre autres pour le col de la Mussara, qu’il ascensionne par le versant de l’Albiol. « Je ne me suis jamais fait klaxonner en quatre ans! Et le climat est parfait : il fait 15 en février », constate-t-il.
UNE FOISON DE MONASTÈRES
On dit qu’à une époque pas si lointaine, la Catalogne comptait à elle seule quelque 150monastères. De ce nombre, plusieurs ont été fondés dans la province de Tarragone, qui correspond grosso modo à la Costa Daurada. Pourquoi une telle concentration? La réponse se trouve à Siurana, un village de 34 habitants (!) sis dans le Priorat, à 737 m
d’altitude. Pour y accéder, pas le choix de se lancer à l’assaut d’une pente terrible, tout en coups de cul et en courts replats, dominée par les falaises vertigineuses de la serra de Montsant, les « montagnes saintes ». Tout en haut, des ruines. Ce sont les vestiges de la dernière forteresse maure des environs, conquise de haute lutte par la chrétienté en 1153. C’était l’époque de la reconquête – la Reconquista – de la péninsule ibérique, alors occupée par les musulmans.
Au même moment, des ordres monastiques s’installaient plus bas dans les vallées, dans un objectif de dissémination de la foi chrétienne. C’est le cas à Escaladei (l’échelle de Dieu, littéralement), un village qui porte bien son nom: ça grimpe encore! Au XIIe siècle, des moines de l’ordre cartusien ont quitté la Provence dans le but d’y fonder la première chartreuse d’Espagne, Santa Maria de Escaladei. Aujourd’hui, il ne reste plus que des ruines du lieu de résidence de ces moines cloîtrés, dont le quotidien consistait essentiellement à prier, à copier et à travailler dans le silence de leurs cellules individuelles. On peut d’ailleurs visiter une reconstitution de ces chambrettes, tout
comme les restes des trois cloîtres, de l’église et du réfectoire. Dans le même esprit, la visite de l’abbaye cistercienne de Poblet, sur la Ruta del Cister, s’impose.
Dans la longue montée (11,9 km à 4 %) vers Colldejou, on croise un autre lieu saint : l’ermitage de la Mare de Déu de la Roca. Perché au sommet d’une butte de couleur rouge au coeur d’un paysage désertique, le bâtiment semble défier les lois de la gravité et du gros bon sens. Bref, il avait toutes les caractéristiques pour inspirer le plus illustre habitant à temps partiel du coin : nul autre que Joan Miró. L’enfant du pays établissait ses quartiers d’été à Mont-roig del Camp, où loge maintenant la Fondation Mas Miró, chargée de mettre en valeur sa demeure estivale. À Reus, non loin de là, on rend plutôt hommage à Antoni Gaudí, qui y est né et y a grandi jusqu’à ses 16 ans avant de partir marquer l’histoire à Barcelone, une grandiose folie architecturale à la fois. Avec une telle concentration de génie, sur fond de langue distincte, pas étonnant que le Catalan soit fier de sa personne. La senyera, le drapeau traditionnel catalan aux quatre bandes rouges horizontales de couleur rouge sur fond or, flotte d’ailleurs un peu partout dans les villages et sur les bords de route. Parfois, une étoile blanche sur fond bleu s’y invite. Un rappel qu’ici, ce n’est pas « le reste de l’Espagne ».