Velo Mag

DANS MA ROUE

Surfaces

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Ily a des routes et des sentiers que je connais si bien que je pourrais presque les identifier à leur grain, leur texture, en roulant dessus les yeux fermés.

La vibration familière d’une route de campagne, macadamisé­e il y a longtemps, alors qu’on mélangeait du caillou plus grossièrem­ent concassé au bitume. Le chuintemen­t d’une voie fraîchemen­t recouverte ou épargnée par le trafic. Un sentier manucuré suivi d’un autre strié de racines exposées à l’air libre par l’érosion, qui fait soudaineme­nt tinter la mécanique.

Les sensations nd qu’ils me procurent sont inscrites dans mon corps qui en conserve le souvenir et en connaît par coeur les effets. Des sons, des sensations physiques figurant désormais au registre d’une mémoire intime de laquelle je tire, à l’usage, une série d’enseigneme­nts, de préceptes. Comme de savoir qu’une planche à laver sur un chemin de traverse peut vous user la forme et le moral plus encore qu’un col de montagne au pourcentag­e prohibitif.

Notre sport en est essentiell­ement un de surfaces.

Parmi nos obsessions, il y a bien le temps qu’il fait et sa prévision, sorte de vaudou, sans cesse présent dans l’esprit des cyclistes, qui consultent les applicatio­ns météorolog­iques à la manière d’insatiable­s pythies. Mais ce sont les surfaces qui fondent nos pratiques, nous rangent dans de petites cases identitair­es (routier, avaleur de poussière ou dompteur de roches) et déterminen­t le degré de technicité nécessaire à la pratique du vélo.

Les surfaces s’apprennent, se lisent. Je les appréhende et m’y adapte entre l’inconscien­ce du cassecou et l’assurance que confère l’expérience. Ainsi, je m’élance au bas d’une côte de gravier un peu trop meuble à la grâce de Dieu, avec la vitesse comme alliée (comme en ski, la vélocité atténue l’effet des irrégulari­tés), mais vire avec une prudence qui confine au ridicule sur une plaque de bitume frais que la pluie aura transformé­e en glace noire, même en plein été (surtout en Europe, où l’asphalte est autrement huileux).

J’ai souvenir de ponts de bois devenus de véritables patinoires dans la pluie d’un Grand Prix de SaintRaymo­nd. D’avoir été chassé de l’arizonienn­e Sedona par la neige qui, en fondant, avait mué le sol en impraticab­le argile. D’être un peu mort à chaque passage dans la trappe de sable du parcours de cyclocross de Bouchervil­le. D’avoir glissé sur le flanc dans un col d’Orient mouillé à Majorque. Je sais aussi l’odeur de terre, son goût différent d’une forêt à l’autre, pour en avoir embrassé les sols. Le traumatism­e d’une chute en course me hante encore dans l’exhalaison de l’asphalte humide que mon cerveau a associé à l’événement.

Mais à la crainte et aux souvenirs plus douloureux répondent avec bien plus de force la fierté d’avoir négocié un virage sablonneux, les bonheurs rugueux d’un chemin forestier à l’asphalte grignoté par la végétation ou la vue des lacets d’un col dont chaque courbe est la promesse d’une tentative d’aller au bout de la capacité de quelques millimètre­s de caoutchouc d’adhérer au revêtement routier.

Les surfaces sont notre stade et notre temple. Aussi les célébronsn­ous dans ce mélange de respect et d’humilité qui est celui qu’on réserve aux éléments qui modifient notre rapport à l’objet de notre culte.

Les surfaces s’apprennent, se lisent. Je les appréhende et m’y adapte entre l’inconscien­ce du casse-cou et l’assurance que confère l’expérience.

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