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Intervalle­s philosophi­ques

- par David Desjardins

Il faut imaginer Sisyphe heureux.» Je pense à cette phrase du philosophe existentia­liste Albert Camus entre les deux séries de côtes que je grimpe durant mon entraîneme­nt. C’est beaucoup la faute à Guillaume Martin, cycliste profession­nel et auteur de Socrate à vélo, sorte de croisement entre la fable et l’essai portant sur les rapprochem­ents entre les pensées sportive et philosophi­que.

Je songe ainsi à Camus parce que mon geste s’apparente à celui de Sisyphe, personnage de la mythologie grecque condamné à rouler une pierre jusqu’au sommet d’une montagne pour ensuite la regarder dévaler la pente, et recommence­r. À l’infini.

La différence se trouve bien sûr dans le fait que je choisis mon tourment, alors que, pour Sisyphe, il s’agit d’un travail forcé. Mais j’ai aussi d’autres dieux qui me commandent de répéter mon geste. Arès, dieu de la guerre, qui souhaite me voir triompher en course. Apollon, dieu de la beauté, qui m’observe d’un oeil scrutateur lors d’une pesée matinale presque aussi risible que celle de Benoit Poelvoorde dans Le vélo de Ghislain Lambert. Cronos, dieu du temps, qui veille sur mon profil Strava. Mais aussi Dionysos, qui sait que le plaisir réside parfois dans l’excès, dans la capacité à transcende­r la souffrance pour atteindre le sublime.

Pour l’oeil non averti, voire pour mon propre esprit lorsqu’il est mal disposé, la chose est absurde. Monter en maintenant une puissance d’enfer, sentir mes jambes sur le point d’exploser, mes bronches qui brûlent, mes bras et mon dos soumis à un stress qui les accable… et pourquoi ?

Pour aller plus vite, plus loin, plus longtemps. Pour défier Hadès, dieu des morts. Pour ajouter un vernis de splendeur à la vie en y ajoutant de la vélocité.

Il faut m’imaginer heureux tandis que je reprends chaque intervalle. Parce que je sais qu’il y a dans ce travail une forme de noblesse qui me grandit à mes propres yeux, qui me rapproche d’un bonheur futur. Je peux en mesurer le résultat. Je répète le geste avec la sensation de faire quelque chose de bien pour moi.

C’est un labeur utile, qui me rend plus fort. Pénible, sur le coup. Et pourtant je l’accomplis, séance après séance, sans jamais avoir la sensation de faire quelque chose de ridicule. Monte. Descends. Monte. Descends. Monte.

Je m’entraîne à faire le sport qui m’apporte le plus de joie, de plaisir. J’affûte mon corps afin que l’expérience puisse prendre une dimension supérieure. Athlétique. Compétitiv­e.

Enchaîner les bosses en attaquant à répétition, même seul contre mon ombre, est une des choses que je préfère du vélo. Savoir qu’aucun col, aucun raidillon – ni même l’infâme côte à Ti-Oui à la Vallée Bras-du-Nord – n’est à mon épreuve m’apporte une confiance que je n’échangerai­s certaineme­nt pas contre le doux plaisir de rouler sans jamais souffrir.

Il faut m’imaginer heureux en m’entendant râler sur le rouleau en hiver ou en me voyant aligner les répétition­s dans une côte au profil prohibitif. Le regard vide. Le visage pâle. Les jointures blanches à force de tenir le guidon comme si je m’accrochais ainsi à la vie, je m’enferme dans un cocon de douleur pour me transforme­r et préparer mon envol.

Je songe ainsi à Camus parce que mon geste s’apparente à celui de Sisyphe, personnage de la mythologie grecque condamné à rouler une pierre jusqu’au sommet d’une montagne pour ensuite la regarder dévaler la pente, et recommence­r. À l’infini.

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