Vision (Canada)

SI LA TÊTE DE LUC CHÉNIER EST ICI, SON COEUR EST EN UKRAINE

- GÉRARD MALO nouvelles@eap.on.ca

C’est du Canada que, depuis son arrivée à Hawkesbury avec sa famille, le président-directeur général du Kyiv Post continue de gérer son journal. Voici l’entrevue qu’il a consenti au Carillon la semaine dernière. Comment Luc Chénier, le jeune homme originaire d›Alexandria que vous étiez, a-t-il fini par se retrouver en Ukraine?

Je pense que c’est normal pour bien des jeunes Canadiens d’avoir le goût de l’aventure pour aller voir le monde. Je suis d’abord allé travailler dans l’Ouest canadien où j’ai

passé sept ans. J’ai travaillé en publicité pour des clients comme SaskTel, les Rough Riders de la Saskatchew­an et un matin en me réveillant, j’ai eu envie de voir le monde. Alors j’ai reçu quelques offres de travail et du même coup dans mes voyagement­s, j’ai rencontré un gars en publicité qui venait de l’Ukraine. Il m’a invité à aller passer quelques semaines en Ukraine et j’ai vu que c’était un très beau pays. Alors je me suis rendu à Kyiv et j’y suis resté pendant 22 ans. Je suis tombé en amour avec le pays, la société, la culture.

Et le défi d’apprendre la langue du pays? Un défi oui, mais la langue je l’ai apprise peu à peu, sans compter que j’ai été un bon prof d’anglais, ce qui fait que beaucoup d’Ukrainiens et de Russes peuvent maintenant parler l’anglais grâce à moi. Alors, quand avez-vous commencé à

travailler pour le Kyiv Post?

Mon premier tour avec le Post c’était en 2016 comme directeur, ce que j’ai fait pendant deux ans, jusqu’en 2018. Mais après avoir réalisé qu’un journal ce n’était pas ce que je voulais vraiment faire, je suis retourné en publicité. J’avais des contacts et des clients ukrainiens, canadiens et américains. Donc, j’ai laissé le Kyiv Post après deux ans, mais en bons termes. Puis pendant trois ans, le nouveau propriétai­re du journal m’appelait une fois par mois pour m’implorer de revenir. Mais en novembre, lorsque les tensions avec la Russie ont commencé, le proprio m’a relancé encore et cette fois là, j’ai dit oui à condition d’avoir carte blanche sur le contenu du journal, sans interféren­ce des propriétai­res. Ça n’a pas été facile parce qu’il fallait tout reconstrui­re, établir un nouveau modèle d’affaires, faire de gros changement­s dans le personnel. Mais en janvier, tout allait comme sur des roulettes, l’argent rentrait, la nouvelle équipe fonctionna­it à merveille. Par contre les tensions avec la Russie devenaient inquiétant­es si bien qu’on me disait: « Ça fait huit ans que ça dure, il faut que tu partes pour ta sécurité. » Moi, ma réaction était de dire que c’est juste

du bluff. Mais en février, le Pentagone m’a appelé une couple de fois pour me dire que j’étais devenu une cible, comme directeur d’un journal indépendan­t. Vous publiez uniquement en anglais. Y a-t-il un marché pour ça en Ukraine?

Oui, mais un très petit marché constitué essentiell­ement de plus d’un millier de compagnies anglophone­s, de toutes les ambassades et du gouverneme­nt ukrainien. Mais notre marché, ce n’est pas l’Ukraine. Quatre-vingts pour cent de nos lecteurs sont à Washington, New York, Toronto et à Londres. Parce qu’eux ils veulent savoir ce qui se passe en Ukraine. Parce que l’Ukraine est une région stratégiqu­e entre la Russie et l’Europe. De plus, il y a la diaspora ukrainienn­e de presque 20 millions de personnes, dont 1,400,000 au Canada. Le marché internatio­nal c’est notre gagne-pain.

Le tirage du Kyiv Post c’est combien de copies?

Le journal version papier comme telle, c’est uniquement pour la ville et pour les ambassades. Donc un tirage de 7 000 à 10 000 copie maximum. Notre vrai marché c’est en ligne avec plus d’un million d’impression­s par jour, à cause de la guerre. Donc le Kyiv Post est petit, mais il est immense en même temps. Et cette invasion russe, comment vivezvous ça personnell­ement?

Personnell­ement je prends ça quand même assez dur. Imaginez que le Canada a un désaccord avec les États-Unis. Tout à coup, les Américains commencent à poster toute leur armée le long de la frontière. Puis un bon matin, vous vous faites réveiller par des bombes qui explosent un peu partout et près de chez vous, avec des missiles qui tombent à Ottawa, Toronto, Régina, Vancouver, Montréal. Un missile qui détruit complèteme­nt le Chateau Frontenac. Ce n’est pas réel hein? Mais c’est ça qui se passe à Kyiv maintenant. Moi je n’envisageai­s pas de partir quand j’ai appris que les ambassades déménageai­ent ailleurs, je me suis dit ah, ils exagèrent. Mais ce matin-là, à 5h18 le 24 février, lorsqu’un missile a frappé près de chez nous dans un aéroport, tu sautes de ton lit parce tout tremble et que ça fait un bruit d’enfer. Heureuseme­nt nos bagages étaient déjà prêts parce qu’on devait partir au Canada pour deux mois. Puis nous sommes partis pour un voyage qui aura duré 17 jours avant d’atterrir à Montréal-Trudeau. Pour le moment vous logez temporaire­ment chez une de vos soeurs à Hawkesbury. Quels sont vos plans pour

la suite des choses?

J’ai déjà commencé à chercher d’abord à Ottawa et maintenant à Montréal, où ce serait mieux pour ma femme qui est ukrainienn­e. L’énergie qui règne à Montréal est quasi semblable à celle de Kyiv, d’autant plus qu’il y a là une importante communauté ukrainienn­e. Vous continuez, malgré la distance à diriger le Kyiv Post. Comment est-ce qu’on fait ça diriger un journal d’aussi loin?

C’est facile et pas facile en même temps. C’est qu’on a tous appris à travailler à distance avec la pandémie. C’est la même chose. Mon équipe est complèteme­nt éparpillée dans le sud, dans l’est, en Espagne, en Hongrie. Tout se fait en ligne. Je parle avec tous mes journalist­es, avec mon rédacteur en chef chaque matin, ma comptable, mon associé qui s’occupe de l’administra­tion et avec mon patron, celui qui est propriétai­re du journal. Nous avons décidé de donner à nos forces armées ukrainienn­es tous les profits que nous réalisons avec nos ventes de publicité. Est-ce que vous comptez retourner vivre à Kyiv éventuelle­ment?

Vivre je ne sais pas. Parce que maintenant ce n’est plus le même pays avec tous les bombardeme­nts qui ont semé la destructio­n. Mais il faut connaître le peuple ukrainien. Tu peux tout écraser, mais tu ne peux pas écraser l’âme de ce peuple. Ils vont reconstrui­re et ce sera beaucoup mieux qu’avant cette guerre. Les Ukrainiens savent comment se battre pour la démocratie. C’est un exemple pour le reste du monde. Malgré le refus des membres de l’OTAN en Europe, au Canada et aux États-Unis, le président Volodymyr Zelenski continue de réclamer une zone d›exclusion aérienne, le fameux No Fly Zone, pour éviter une escalade du conflit. C’est quoi votre opinion là-dessus?

Ce qui me fait mal c’est quand je les entends. Je me dis que l’OTAN, ça ne sert plus à grand-chose. Ils ont des armes, mais ils ont peur de tout faire. Je trouve que c’est honteux de voir un autre pays en 2022, à part 1941, de voir tous les jours à la télé toute une population se faire massacrer. Ce n’est pas humain du tout et ça démontre encore une fois que si tu n’es pas dans l’ouest, en Europe, au Canada, aux États-Unis, tu n’es une troisième classe de personne et que ta vie ne compte pas.

Pour envoyer l’argent pour appuyer la lutte des Ukrainiens contre l’invasion russe, il faut aller sur Cufoundati­on.ca.

 ?? —photo Gregg Chamberlai­n ?? Iryna and Luc Chénier and their one-year-old daughter, Milena, at the Éditions André Paquette office in Hawkesbury.
—photo Gregg Chamberlai­n Iryna and Luc Chénier and their one-year-old daughter, Milena, at the Éditions André Paquette office in Hawkesbury.
 ?? —photo Gregg Chamberlai­n ?? Luc Chénier (à droite) parle à Gérard Malo sur son expérience et celle de sa famille en Ukraine pendant l’invasion russe.
—photo Gregg Chamberlai­n Luc Chénier (à droite) parle à Gérard Malo sur son expérience et celle de sa famille en Ukraine pendant l’invasion russe.

Newspapers in English

Newspapers from Canada