Un siècle pour mettre la télé dans sa poche
Elle a longtemps trôné dans le salon. Puis s’est faite plus légère, et a gagné les autres pièces de la maison. Aujourd’hui, elle est devenue nomade et individuelle. À l’image de notre façon de vivre.
La télé, c’est juste un meuble”, a dit un jour le cinéaste Jean-Luc Godard pour se moquer d’elle. Plus maintenant ! Au fil des évolutions technologiques, le poste de télévision, celui qu’on couvrait d’un napperon pour faire joli, est devenu un écran plat. La boîte à images a fait pschitt, réduite à une simple surface lumineuse réfléchissant des représentations animées. Parallèlement à cette cure d’amaigrissement, la bonne vieille télé à papa s’est faite toute petite. Mini riquiqui. Avalée par le smartphone, elle tient aujourd’hui dans la poche. On la consomme à la carte, c’est-à-dire qu’on ne respecte même plus ses sacro-saints horaires. On la déguste aussi en tranches, par petits bouts, sur YouTube, en mobilité, délaissant le canapé du salon. Tout se perd, mon vieux René.
René Barthélemy est l’homme à qui l’on doit la première démonstration publique de télévision en France, le 14 avril 1931. Huit cents spectateurs sont réunis ce jour-là dans l’amphithéâtre de l’École supérieure d’électricité de Malakoff, dans les Hauts-de-Seine. Le
programme diffusé, un courtmétrage intitulé L’Espagnole à
l’éventail, n’a rien d’olé olé, mais il plaît. Quatre ans plus tard, en 1935, toujours en avril, a lieu la première expérience officielle opérée par la Radiovision-PTT d’État. Un émetteur, installé au sommet de la tour Eiffel, envoie par ligne téléphonique le signal TV sur Paris aux quelques centaines de postes recensés. Les émissions sont réalisées en studio, au 103, rue de Grenelle, dans le VIIe arrondissement. “Quand les lumières se sont allumées, j’ai eu un avant-goût de l’enfer, raconte avec un brin d’emphase Béatrice Bretty, sociétaire de la Comédie-Française, l’une des premières speakerines du 103. J’avais l’impression de fumer, que ma cervelle allait se mettre à bouillir. Mes yeux me brûlaient au point de rendre illisible le texte qui avait été préparé.”
Tous au poste. La fusée télévision est lancée, mais il n’y a pas grand monde pour la regarder. En 1949, selon la Sofres, plus de neuf Français sur dix n’en ont pas vu la couleur, ou plutôt le noir et blanc. Chez les agriculteurs, c’est presque 100 %. Il faudra attendre les années 50 pour que la petite lucarne commence à entrer chez Monsieur et Madame Tout le Monde. De forme ronde à l’origine, l’écran devient à cette époque rectangulaire. Il atteint 54 centimètres de diagonale, contre 22 au début. La qualité de l’image s’améliore, mais pour s’offrir un téléviseur, un ouvrier doit travailler environ sept mois. Alors, on envisage l’achat groupé. En 1952, les actualités racontent le premier contact des habitants de Nogentel, un village rural de l’Aisne, avec cette belle inconnue. Réunie dans une salle de classe de l’école communale, la population doit se prononcer sur l’opportunité d’acquérir un poste pour la collectivité. Le reportage ne dit pas ce qu’il advint, mais quelques années plus tard, en 1959, on dénombre près de 850 de ces téléclubs dans les campagnes. Bizarrement, l’appareil fascine au-delà de son niveau réel de pénétration dans l’espace public. En 1953, la retransmission en direct du couronnement de la reine d’Angleterre, Élisabeth II, marque les esprits. Après la rupture catastrophique du barrage de Malpasset, à Fréjus, en décembre 1959, les survivants précisèrent l’heure du drame en indiquant “qu’Achille Zavatta entrait
en scène”, faisant référence à La Piste aux étoiles, une des émissions phare d’alors. Le terrain est prêt pour que le grand cirque médiatique se développe. Dans les années 60, la télévision devient un objet de consommation de masse. Alors que 10 % des foyers sont équipés à la fin des années 50, on en dénombre 62 % en 1968, d’après une enquête
d’Isabelle Gaillard, agrégée d’histoire, parue aux Presses de Sciences Po. En 1961, la première chaîne couvre tout le territoire ; la deuxième est lancée à partir de 1964. Les téléviseurs coûtent de moins en moins cher. Plus de la moitié des foyers français possèdent au moins un récepteur, souvent acheté à crédit.
Ultramoderne solitude. Dans les années 70, l’objet se banalise, avec le passage du noir et blanc à la couleur. Son prix continue de baisser, comme sa dimension statutaire. Perdant son caractère socialement distinctif, le poste TV devient un bien domestique au même titre que le réfrigérateur. Le nouvel opium du peuple, aussi. Dans un reportage de l’ORTF de 1971 à La Grande Borne (dans l’Essonne), une cité HLM bâtie dans le cadre de la résorption des bidonvilles de la région parisienne, le journaliste commente en voix off : “Quand on a enfin un logement tant espéré, que faire ici ? Les amis ? On les a perdus dans cette cité neuve où personne ne se parle. Le cinéma ? Il n’y en a pas. La maison des jeunes ? Nul ne sait quand elle ouvrira. La gare de Juvisy est à huit kilomètres. Pas de car le dimanche ni le soir après 21 heures. Ils n’ont vraiment que la télé !” Bienvenue dans la société des loisirs.
Ancêtres du replay, la télécommande et le magnétoscope, réservés d’abord à une élite, créent de nouveaux usages lors de la décennie suivante. Avec ces gadgets, on peut enfin domestiquer le flux d’images. Il n’est pas rare de posséder plusieurs postes, dans le salon, la chambre et la cuisine. Les stars du petit écran deviennent des icônes ménagères. Elles font la couverture de magazines spécialisés qui publient les horaires des programmes. Les soirs “où il n’y a rien à
la télé” sont tristes comme des jours de
pluie. Sous l’ère Mitterrand, l’apparition de nouvelles chaînes privées éclaircit l’horizon télévisuel.
En 2009, le gouvernement de droite de l’époque évoque pour la première fois la TMP, télévision mobile personnelle. Le projet ? Encourager la diffusion de programmes sur les smart phones mais par voie hertzienne. Raté! C’est finalement le Wifi qui favorisera le développement de la TV de poche. Alors que le tube cathodique, inventé par un certain Karl Ferdinand Braun en 1892, commence à laisser place aux premiers écrans LCD à cristaux liquides, une société informatique, Apple, va tout chambouler.
Au doigt et à l’oeil. En lançant l’iPod, puis l’iPhone en juin 2007, Steve Jobs, son charismatique patron, rend possible l’accès à des contenus vidéo à partir de petites vignettes applicatives sur lesquelles il suffit de cliquer. La star des icônes ménagères, elle, perd son monopole de diffusion, déjà grignoté par l’ordinateur individuel. Mais en même temps que le meuble télé disparaît du paysage, la télévision s’immisce partout. Et c’est là l’ironie de l’histoire. Ses images, présentes aujourd’hui sur tous les écrans, sont désormais consommables du bout des doigts. On s’en pourlèche comme jamais, tels des enfants pris la main dans le pot de confiture de contenus. Qui collent à la rétine, occupent nos esprits et nos conversations.