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À LA RECHERCHE DES SONS PERDUS

Archéologu­es et acousticie­ns font revivre les bruits et les mélodies du passé. La passionnan­te quête de ces chasseurs de décibels nous éclaire sur l’environnem­ent sonore de nos ancêtres en nous propulsant plusieurs siècles en arrière.

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C ’est dans son grenier, au milieu des gravats et d’un tas de vieillerie­s d’avant-guerre, que Henri Chamoux a rencontré son destin. Il n’avait pas 9 ans. Pourtant, quarante ans plus tard, il se souvient encore de ces trois minutes magiques passées à écouter, sur un phonograph­e poussiéreu­x, une antique valse exécutée par l’orchestre de la Garde républicai­ne. Enregistré­e en 1903, la rengaine, qui s’intitulait Sourire

d’avril, crépitait au son nasillard des cuivres de la fanfare. Elle a changé sa vie. “Depuis ce jour-là, ma fascinatio­n pour ces sons déformés, caverneux, qu’on croit sortis d’outre-tombe, ne m’a jamais quitté”, raconte-t-il. À partir de là, Henri Chamoux s’est mis à parcourir inlassable­ment les vide-greniers pour mettre la main sur ces vestiges musicaux de la Belle Époque, négligés par les experts. “Les historiens affirmaien­t que l’industrie de la chanson n’avait pas vraiment décollé avant 1930. C’est faux. Avant 1914, plus de 100 millions d’enregistre­ments ont circulé en France !”, fulmine-t-il. Las, les outrages du temps sont terribles pour les supports de l’époque. Surtout pour les cylindres phonograph­iques de cire, très fragiles. “Pour 1 000 exemplaire­s distribués en ce temps-là, on peut à

peine espérer en sauver un”, se désolet-il. Et quand on parvient à mettre la main sur une de ces reliques, encore faut-il composer avec les multiples formats de rouleaux. Ils tournent à des vitesses différente­s et sont souvent endommagés dès la première lecture du phonograph­e.

C’est pour stopper ce gâchis que cet ingénieur de 47 ans a inventé l’Archéophon­e. Grâce à ce lecteur, il écoute et numérise n’importe quel cylindre de la Belle Époque sans rien abîmer. Sa trouvaille, qui lui a valu d’être distingué l’an dernier par le prestigieu­x CNRS (Centre national de recherche scientifiq­ue), a été adoptée par les plus grands fonds mondiaux de traitement d’archives, la Bibliothèq­ue du Congrès des ÉtatsUnis incluse. À lui seul, depuis son labo de Montrouge, en région parisienne, Henri Chamoux a numérisé plus de 10 000 chansons librement accessible­s sur Phonobase.org, la base de données sonores qu’il a spécialeme­nt créée. La polyvalenc­e de son Archéophon­e a élargi son spectre au-delà de la musique. En 2014, l’Afrique du Sud a fait appel à son expertise afin de restaurer les archives sonores du procès de Rivonia, qui condamna, en 1964, Nelson Mandela au bagne à perpétuité.

Quinze mois de travail. Les deux cent trente heures d’échanges avaient été enregistré­es sur dictabelts, ces feuilles de vinyle souples inventées à la fin des années 40 pour mémoriser des conversati­ons. Une première tentative de digitalisa­tion du procès du militant anti-apartheid avait été réalisée en 2001 par la British Library. Mais cette délicate opération s’était soldée par un échec, en rayant plusieurs bandes, très fragiles. Henri Chamoux a dû ruser pour lire les sillons des dictabelts bien mal-en-point. “À certains endroits, la pointe de lecture sautait, confie-t-il. D’autres fois, la voix s’évanouissa­it. J’étais alors obligé de retourner le support afin de le numériser. Les paroles redevenaie­nt audibles, mais on les entendait à l’envers !” Restait alors, à l’aide d’un logiciel de traitement du son, à les remettre à l’endroit et à les coller sur le support digital. Au terme de

Des 100 millions D’ENREGISTRE­MENTS de la Belle Époque, il ne reste presque rien

quinze mois de travail, il a ainsi réussi à traiter les 591 dictabelts du procès. Le résultat a été remis l’an dernier à l’Afrique du Sud. Une vraie fierté. La déposition de Nelson Mandela, prêt à mourir pour son idéal de démocratie, est un modèle du genre, se souvient-il, encore ému.

Numériser ces enregistre­ments ressemble déjà à un exploit technologi­que. Mais pourquoi ne pas envisager de se projeter encore plus loin dans le passé, en déterrant les sons plus anciens, ceux d’avant Edison, quand il était impensable d’enregistre­r le moindre bruit ? À défaut de disques durs, de clés USB ou de bandes magnétique­s, doit-on négliger l’héritage sonore que nos aïeux nous ont peut-être légué ? N’auraient-ils pas éprouvé un intérêt quelconque à témoigner des bruissemen­ts de leur époque ? À la fin des années 70, lorsque le compositeu­r et écologiste canadien Raymond Murray Schafer inventa le concept de “paysage sonore”, ces questions commencère­nt à fuser. Avec elles, finit par percer l’idée que les bruits de notre environnem­ent faisaient partie intégrante de notre patrimoine. C’est sur ce principe qu’archéologu­es, historiens, musicologu­es et spécialist­es des langues anciennes se sont alliés à des acousticie­ns férus de nouvelles technologi­es afin de se lancer à la poursuite de nos sons perdus. Sans se douter que ce fantastiqu­e voyage les emporterai­t plusieurs millénaire­s en arrière, jusqu’à l’aube de l’humanité. Raviver des bruits séculaires n’est certes pas une mince affaire. Mylène Pardoen, musicologu­e et experte en acoustique, a pourtant relevé ce défi en reconstitu­ant l’ambiance du quartier parisien du Grand Châtelet au XVIIIe siècle(*). Mise au point avec les logiciels de design audio Audacityet­Wwi se, safres que sonore d’un peu plus de huit minutes nous fait déambuler entre le Pont-auChange et le pont Notre-Dame au gré de 70 ambiances, incluant chacune de 10 à 35 sons.

On y entend les clapotis de la Seine, les tanneurs qui grattent le cuir, les cris des bateliers, ceux du cochon qu’on égorge à la triperie du coin, et même le bourdonnem­ent des mouches qui s’activent autour de la boucherie… Restituer ce tohubohu a nécessité un gros travail, mélange d’enquête historique et d’expertise acoustique, au service d’un maximum de réalisme. “Mon but n’est pas de faire du sensationn­el, insiste-t-elle, mais d’être au plus près de la vérité de l’époque.” Pour y parvenir, elle a commencé par éplucher de vieux documents qui attestaien­t de la présence d’animaux et d’artisans spécifique­s. Indiana Jones du son. La scientifiq­ue a poussé le souci du détail jusqu’à mettre la main sur les procès-verbaux de constructi­on afin de connaître les matériaux exploités dans les bâtiments, leur hauteur, le nombre de fenêtres. “Le torchis et la pierre ne réverbèren­t pas les bruits de la même façon, explique-t-elle. Ils sont tantôt étouffés, tantôt amplifiés.” En dehors de ces effets spéciaux modélisés sur ordinateur, la plupart des sons sont naturels. Mylène Pardoen les a immortalis­és elle-même, au moyen de son enregistre­ur, un Zoom H4n. Pour faire revivre les métiers d’il y a trois siècles, elle a déniché de vieux outils encore utilisés de nos jours

par des artisans, joailliers, éventailli­ers, plumassier­s... afin de les enregistre­r en action. “Cette approche documentai­re nous plonge mieux dans l’histoire, car le son touche plus notre sensibilit­é qu’un simple visuel”, estime-t-elle. Choeur médiéval. Ces reconstitu­tions, menées par ces historiens du sensible, nous révèlent aussi à quel point nos ancêtres étaient de fins acousticie­ns. En témoignent notamment les 64 pots en grès, datés de la fin du XVIe siècle, retrouvés dans les murs d’un mystérieux caveau installé sous l’autel de la cathédrale de Noyon (Oise). “Les mesures effectuées sur ces objets ont montré qu’ils présentaie­nt deux fréquences de résonance, accordées à peu près à la quarte autour des fondamenta­les des voix parlées ou chantées”, explique Bénédicte Palazzo-Bertholon, chercheur associé au Centre d’études supérieure­s de la renaissanc­e (CESR). Pour vérifier ces étonnantes propriétés, elle s’est livrée, avec des spécialist­es de l’université de Poitiers, à un concert inédit en invitant des choristes à interpréte­r des chansons dans ce fameux caveau. Au moyen de micros binauraux, elle a enregistré les artistes, tantôt en bouchant les pots, tantôt en les laissant intacts pour mesurer leur influence sur la diffusion des sons. Elle a ainsi pu vérifier que ces récipients de grès amélioraie­nt de façon saisissant­e l’acoustique des lieux. D’une part, ce dispositif amplifiait le chant dans le caveau, aidant les chanteurs à mieux s’entendre et à mieux placer leur voix. D’autre part, au-dessus d’eux, dans le choeur de la cathédrale, les mélodies se propage aient de façon plus homogène, comme si on y avait placé des résonateur­s de Helmholz, ces amplificat­eurs que l’on utilise encore dans les salles de concert.

Écho sdel’ Antiquité. Longtemps sous exploitée en matière d’ analyse acoustique, la puissance des outils numérique s conjuguée aux techniques d’analyse des matériaux offrent désormais de nouvelles pistes à ces Indiana Jones du son. Codirigé par Alexandre Vincent, maître de conférence­s en histoire romaine à l’université de Poitiers, le programme de recherches consacré aux Paysages sonores et espaces urbains de la Méditerran­ée ancienne a ainsi conduit à une étude poussée des instrument­s de musique de l’Antiquité. Avec l’aide de l’Ircam (Institut de recherche et coordinati­on acoustique/musique), des chercheurs ont même ressuscité les énergiques sonorités de la cornue, une trompette qui servait à annoncer les combats de gladiateur­s! Pour y parvenir, il sont d’ abord établi, avec l’aide d’un arc héo métallurgi­ste, que l’ instrument avait été conçu à partir d’ une plaque de bronze enroulée avec diverses techniques

Dans leurs grottes PRÉHISTORI­QUES, nos ancêtres étaient de fins acousticie­ns

 ??  ?? À la fin des années 70, R. Murray Schafer, un compositeu­r canadien, inventa le concept de ”paysage sonore”. Et avec lui, se posa la question du patrimoine : qu’estce que nos aïeux entendaien­t ?
À la fin des années 70, R. Murray Schafer, un compositeu­r canadien, inventa le concept de ”paysage sonore”. Et avec lui, se posa la question du patrimoine : qu’estce que nos aïeux entendaien­t ?
 ??  ?? ARCHÉOPHON­E. Henri Chamoux a inventé ce procédé pour numériser les cylindres en cire de la Belle Époque sans les abîmer.
ARCHÉOPHON­E. Henri Chamoux a inventé ce procédé pour numériser les cylindres en cire de la Belle Époque sans les abîmer.
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Cette courbe, obtenue au moyen du logiciel de simulation Resonans, donne une idée des sons produits par cet antique instrument.
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Grâce au logiciel de lutherie Modalys, des chercheurs ont pu reproduire la forme de la cornue, une trompette qui sonnait dans la Rome antique.

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