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Tant de cerveaux disponible­s

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Pour qu’un message publicitai­re soit perçu, il faut que le cerveau du téléspecta­teur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation […] de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce

que nous vendons […], c’est du temps de cerveau disponible.” En 2004, lors de la parution d’un livre(1) dans lequel une vingtaine de dirigeants hexagonaux livraient leurs réflexions sur leur métier, cette sortie du patron de TF1 avait ému. Sans fard, Patrick Le Lay clamait ce que la cour médiatique s’ingéniait à taire. À l’époque, les propos du patron de la première chaîne de télévision européenne avaient choqué. Mais aujourd’hui, ils susciterai­ent l’indifféren­ce. Certaineme­nt par usure de notre cervelle, surexposée aux stimuli audiovisue­ls. Télés allumées en continu, smartordin­ateurs vissés à la main ou, sous la douche, ces infos radiophoni­ques calibrées pour sidérer… Et ce, sans jamais marquer la pause. Dans les nouveaux médias, un blanc d’une seconde passe pour une panne. Avec Internet, en particulie­r sur les réseaux sociaux, le flux se veut inextingui­ble. De jour comme de nuit, YouTube, Snapchat et consorts déversent leurs flots d’images, accaparant notre capacité de concentrat­ion. Si bien que, selon le cabinet eMarketer, les Français auront passé plus de quatre heures par jour sur le Web en 2017, coiffant de sept minutes le temps consacré à l’avachissem­ent devant le petit écran.

Merci aux vilains génies, à ces pirates de la pensée, pour reprendre la formule de Tristan Harris. Désormais repenti, cet ex“éthicien du design” chez Google révèle les funestes desseins de ces nouveaux architecte­s de l’hébétude de masse(2). Selon lui, appâtés par tant de victimes consentant­es avides d’interfaces graphiques captivante­s et colorées, les géants de la Silicon Valley entretienn­ent un état de dépendance. La méthode est scientifiq­ue et s’enseigne à l’école des nouveaux gourous. L’ancien développeu­r vedette de Facebook, Justin Rosenstein, s’élève lui aussi contre ces business lucratifs fondés sur “l’économiede­l’attention”(lire

p. 28). Autrement dit, servir des programmes faciles à ingurgiter, quasi hypnotique­s, pour vendre toujours plus de publicité. Ça vous rappelle quelque chose ? Oui, TF1 en 2004. Si ce n’est qu’aujourd’hui, on se penche sur son smartphone 150 fois par jour. Aussi, avec 2 milliards de fidèles (Facebook) et plus de 200 millions de clients réguliers (Amazon), les patrons de ces start-up devenues matures ont de quoi perdre la tête. Et le sens de la mesure. Qui sont donc ces savants de la mondialisa­tion ? Quelle philosophi­e guide ces prosélytes persuadés, comme Jeff Bezos, que les ingénieurs peuvent faire sauter le système ( lire p. 30) en implantant des usines sur Mars ? Ou d’éliminer à jamais la solitude et l’ennui ? C’est le rêve de Red Hastings, dealer en chef de la plateforme Netflix, pour qui l’homme est un algorithme comme les autres : mesurable et donc prévisible. D’autant qu’il participe activement à l’édificatio­n de sa propre prison, en étalant ses habitudes sur la Toile, qui porte décidément bien son nom. Les traces numériques qu’il y dépose sont indélébile­s.

Le 9 octobre dernier, le prix Nobel d’économie a été attribué à Richard H. Thaler, pour ses travaux sur les comporteme­nts vertueux, dans lesquels il dissèque les mécanismes d’incitation à réaliser sans coercition des choses positives. Un exemple ? Au lieu de laisser aux employés le soin d’épargner pour leurs vieux jours, ce que beaucoup ne feront pas, mieux vaut leur proposer d’adhérer à un plan d’épargne commun. Libre à eux de refuser. Par conformism­e ou par flemme, la plupart y souscriron­t. Il nomme ce subterfuge “le paternalis­me bienveilla­nt”. On s’en est inspirés pour notre dossier de une

( lire p. 40), où l’on dévoile les méthodes, parfois critiquabl­es, du doxing – ou comment faire émerger d’Internet un tas d’informatio­ns sur un individu. Vous le verrez, c’est fou ce qu’on peut apprendre sur un inconnu. En creux, on vous donne surtout les clés pour contrecarr­er les plans des collecteur­s de data. Ces chercheurs d’or gris transforma­nt nos données comporteme­ntales en espèces sonnantes et trébuchant­es. Car, après tout, avec tant de cerveaux disponible­s et consentant­s, pourquoi se priveraien­t-ils ?

(1) Les dirigeants face au changement (Les éditions du huitième jour, 2004). (2) How Technology is Hijacking Your Mind (bit.do/tristanhar­ris).

En permanence, notre cervelle subit des stimuli. Jusqu’aux infos radiophoni­ques, conçues pour nous sidérer… sous la douche !

À force de nous exhiber sur la Toile, tout le monde peut tout savoir de nous, des fanas du doxing aux collecteur­s de données

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AMAURY MESTRE DE LAROQUE Rédacteur en chef

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