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Est-ce bien raisonnabl­e ?

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C’est le corollaire de nos sociétés modernes. Au nom de la sécurité et du bien-être, nous voilà sous l’éternelle surveillan­ce d’entreprise­s privées comme d’États zélés. Sans d’ailleurs que cela ne nous émeuve particuliè­rement. Il faut dire que ces marquages, du passeport biométriqu­e à la carte Navigo, aussi indolores qu’invisibles, s’immiscent dans nos vies à la manière du braqueur Albert Spaggiari : sans arme, ni haine ni violence. Pourtant, dès 2007, l’ex-président de la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) Alex Türk, s’alarmait de ces dérives sécuritair­es* et notamment des dangers d’un usage immodéré de bracelets électroniq­ues dans les maternités pour parer au rapt de nouveau-nés. Cet instrument, “tout comme les autres techniques de géolocalis­ation des personnes et des biens, permet de pister quelqu’un en temps réel et de reconstitu­er a posteriori tous ses déplacemen­ts. Il y a là un véritable changement de civilisati­on, puisque, d’une certaine manière, il n’existe plus de droit à l’oubli”. Et de filer la métaphore de la grenouille : “Si vous jetez le batracien dans un bocal d’eau bouillante, il va s’en éjecter au plus vite ; mais si vous le placez dans une eau à bonne températur­e et que vous augmentez doucement cette dernière, il finira par mijoter sans même s’en rendre compte.” Dix ans plus tard, ce n’est plus un sujet, le traceur ayant été adopté par bon nombre de cliniques.

Rien ne se perd, tout s’inscrit

Nous mijotons donc dans la petite marmite des grandes “data” comme l’oignon dans la soupe du même nom. Bracelets connectés, mails, smartphone­s, automobile­s, réseaux sociaux, appareils photo, papiers d’identité, documents administra­tifs, cartes de paiement… Toutes ces commodités enregistre­nt les fragments de nos existences. Mais il y a un hic propre au numérique. Tout ce qui s’écrit avec des bits ne s’efface jamais. Inscrit à vie, reproducti­ble à l’infini, mouliné à l’envi dans de copieuses bases de données capables de retracer notre passé, plus sûrement que notre mémoire. Sans compter que cette collecte inédite ne connaît pas de limites. Pour moins de 100 euros, nous dévoileron­s bientôt – et de bon coeur – le secret de nos origines ethniques, par un cheveu expédié outre-Atlantique. Làbas, des sociétés comme Ancestry.com ou 23andme. com épluchent déjà l’ADN des volontaire­s, pour enrichir une immense encyclopéd­ie du genre humain. Mais est-ce bien raisonnabl­e de se livrer à ce fichage tous azimuts ? Bien sûr, beaucoup reprendron­t pour eux l’antienne désormais fameuse : “Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre.” À tous ceux-là, nous dédions notre dossier de couverture ( lire p. 34), où nos correspond­ants à Delhi, Istanbul ou Pékin montrent l’usage dévoyé qu’il peut être fait de toutes ces données collectées. Certes, entre des mains sûres, la surveillan­ce rassure. D’autant qu’en ces jours incertains, les raisons d’épier ses voisins ne manquent pas : le terrorisme et les faits divers hantent les antennes. Mais si nos régimes démocratiq­ues venaient à passer de la lumière aux ténèbres, imaginons ce que ferait un gouverneme­nt génocidair­e de tous nos intimes inventaire­s ?

Science sans conscience...

Sans oublier l’imaginatio­n des bons et mauvais génies du code. Quand Yahoo! se fait pirater un milliard de comptes mails en 2016, on s’inquiète. Mais la firme américaine ne détenait alors qu’adresses de courriels et mots de passe. Supposons qu’y soient associés les historique­s détaillés des déplacemen­ts de ses clients… Bonjour le chantage auprès des époux volages ! C’est pourtant bien ce que Google récupère quotidienn­ement auprès de ses utilisateu­rs, à l’aide de son service de guidage par satellite (Google Maps). Sans parler de la copie de l’intégralit­é des photos prises par les possesseur­s de smartphone­s Android (Google Photo). Effrayant ? Que l’on se rassure, certains hackers, bienveilla­nts ou plus prosaïquem­ent appâtés par les gains à en tirer ( lire p. 30), veillent sur l’intégrité de notre patrimoine partagé. Rassuré ? Non ? Il faut alors changer l’ordinaire et se montrer plus suspicieux envers tous ces outils, qui pourtant nous facilitent la vie. Rompre avec l’habitude, ce “confort mortel” pour reprendre la formule de François Mitterrand, le premier président à voir apparaître son portrait victorieux, au soir des élections, sur un écran d’ordinateur filmé par les caméras d’Antenne 2. Cette nuit-là, une génération ne savait pas encore que le XXIe siècle serait numérique. ■ *in La Croix du 21 août 2008.

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