AADHAAR : FAIS-TOI FICHER, OU CRÈVE
Censé offrir plus d’équité, ce programme biométrique d’identification unique des citoyens indiens creuse les inégalités et échoue à protéger ses données.
Les doigts de Shivang Singh sont si petits que le lecteur a du mal à numériser ses empreintes digitales. Ses yeux disparaissent ensuite derrière un scanner d’iris, puis s’affichent sur l’écran d’un ordinateur. Ne lui reste plus qu’à se faire tirer le portrait, et Shivang pourra rentrer chez lui. Ces formalités, ce n’était pas bien méchant, mais ce petit garçon de 6 ans a tout de même trouvé ça étrange. D’ordinaire, quand il franchit la porte de cette échoppe à peine plus grande qu’une chambre de bonne, c’est pour acheter des bonbons. Aujourd’hui, la boutique s’est transformée en centre de fichage et Shivang a fait la queue dans cette rue poussiéreuse du sud de Delhi, avant de suivre la procédure pour intégrer la base de données Aadhaar. C’est obligatoire, s’il veut manger à la cantine. “Son école nous le demande depuis un moment”, confie son père Amrendra. Comme plus de 1,19 milliard de résidents indiens, soit 90 % de la population. Shivang a donc hérité d’un numéro d’identité unique composé de 12 chiffres, associé à ses caractéristiques biométriques (empreintes des doigts, de l’iris de l’oeil, photo du visage) et démographiques (nom, date de naissance, adresse…). Effets pervers. Lancé en 2009 par le parti du Congrès (de centre gauche), actuellement dans l’opposition, ce programme prétendait à ses débuts lutter contre la pauvreté. Grâce à son système d’authentification Aadhaar (fondation, en hindi), il entendait notamment contrôler que les prestations sociales étaient attribuées à leurs vrais bénéficiaires, et mettre fin à la fraude.
Pourtant, près de dix ans après sa création, ce fichage high-tech peine à tenir ses promesses. Loin de garantir une plus grande équité dans les aides et les sub- ventions, il renforce au contraire les inégalités, sans faire le moindre effort pour protéger ses données.
Les premiers à en pâtir sont les nécessiteux des campagnes, parfois privés de nourriture par cet impitoyable inquisiteur. Avant Aadhaar, la loi sur la sécurité alimentaire abaissait systématiquement pour les plus pauvres le prix du kilo de blé à deux roupies (0,02 euros) et celui du kilo de riz à trois roupies. Désormais, dans certaines provinces, ce rabais est strictement réservé aux Indiens enregistrés dans le fichier. Les bénéficiaires doivent alors s’identifier en faisant scanner
leurs empreintes. Dans ces zones rurales privées de connexion Internet, parfois même d’électricité, c’est mission impossible. Mais l’administration ne veut rien entendre. Les villageois sont condamnés à la diète. Alors que de nombreuses familles accusent Aadhaar de les laisser mourir de faim, le Big Brother indien est déjà suspecté d’être impliqué dans une demi-douzaine de décès. “Dans les villages qui rendent cette authentification obligatoire, le pourcentage de foyers privés de céréales est ainsi cinq fois plus élevé”, note Reetika Khera, une chercheuse de l’Indian Institute of Technology, à Delhi.