PASSOLIG, LE FOOTBALL SOUS HAUTE SURVEILLANCE
Plus d’accès possible aux stades turcs sans une carte électronique. Mais des supporters refusent ce fichage en règle. Quitte à se priver des matchs.
Le soleil n’est pas encore tombé sur Istanbul et, déjà, des dizaines de supporters se retrouvent à chanter, maillot noir et blanc sur le dos, sur la place principale de Beşiktaş, non loin du Bosphore. Ce soir, leur équipe locale affronte Gençlerbirliği en quarts de finale de la coupe de Turquie. Connu à travers toute l’Europe par tous les fans du ballon rond, le Beşiktaş d’Istanbul l’est non seulement pour ses performances sportives – qui lui ont récemment valu de damer le pion au champion de France en titre, l’AS Monaco, au tour préliminaire de la prestigieuse Champion’s League –, mais aussi car ses supporters ont été aux premières loges de la contestation à l’autoritaire présidentturc, Recep Tayyip Erdoğan. Lors des manifestations du parc Gezi, en 2013, les Çarşı– ou ultras – n’ont pas hésité à conduire une pelleteuse sur la place pour faire face à la police. Et pendant les matchs, leurs slogans revêtent souvent des accents politiques, hostiles au pouvoir. Ambiance en berne. Pour le coup d’envoi, dans quelques heures, certains supporters se rendront au stade à pied. Mais d’autres se réfugieront bon gré mal gré dans les cafés du quartier, pour regarder la rencontre à la télé. “Ça fait quatre ans que je ne mets plus les pieds dans un stade, se lamente Murat, les yeux rivés sur l’écran face à lui. Je suis pourtant un fan de la première heure. Mais je boycotte le Passolig”. Passolig, c’est cette carte électronique, désormais obligatoire pour entrer dans l’enceinte d’un match de football en Turquie et qui renseigne nom, photo, statut familial, âge, adresse et numéro de carte bancaire de son détenteur. Pas plus gros justement qu’une carte de crédit – ce pass sert aussi à régler des achats –, il indique le numéro de siège et le profil du supporter. Si le comportement de celui-ci est jugé violent, il ne pénètre pas dans le stade. Officiellement, cet outil électronique, mis en place dans le pays à partir de 2014, ne servirait qu’à “lutter contre les débordements violents” et à rendre ainsi l’ambiance “plus familiale” ; les stades turcs étant renommés pour leur atmosphère bouillante. Il s’agirait aussi de lutter contre le marché noir, en organisant un guichet unique. Tan Morgul, le journaliste qui animait une émission sportive sur Açik Radyo lors de l’instauration du Passolig, est perplexe : “Le système
permet aussi de surveiller, ou tout du moins, de faire taire les gens en les effrayant, par exemple, en les menaçant de poursuites judiciaires ou d’interdiction de stade.” Les tribunes sont maintenant truffées de caméras de vidéo surveillance. Le numéro de siège étant indiqué sur chaque billet électronique, il est ainsi facile d’identifier les opposants. Le message est clair : dans les stades, on fait du foot, pas de la politique. Les supporters du Beşiktaş l’ont bien compris, eux qui ont par ailleurs rebaptisé Passolig en “Facholig”.
Système véreux. Autre point de controverse : le Passolig est détenu par la banque Aktif, longtemps dirigée par Berat Albayrak, beau-fils du président Recep Tayyip Erdoğan. Si d’aucuns y voient une corruption généralisée, d’autres soupçonnent une façon de se faire de l’argent facile ; les détenteurs du Passolig représentant le plus gros contingent de clients de la banque. “Il faut payer tous le sans rien que pour renouveler sa carte, dit Sercan, assis à côté de Murat. Ça me coûte 40 livres turques (environ 10 euros – NDLR).
Ici, c’est beaucoup.”
C’est pourtant efficace. À sa mise en place en 2014, le système a été boycotté par bon nombre, impliquant une baisse sévère de la fréquentation des stades. “Mais aujourd’hui, les supporters veulent assister aux matchs de leur équipe favorite, reconnaît Tan Morgul.
Même si la fréquentation reste inférieure à l’époque précédant le Passolig.” Néanmoins, la résistance s’organise. Le slogan “#PassoligHayir” (“Non au Passolig”) pullule sur les murs de la ville. SurTwit ter, certainspostent des photos de leur carte découpée en morceaux. Et bientôt, Doğukan Boras Savaş, un avocat, pourrait alerter la Cour européenne des droits de l’homme. En attendant, Murat et ses amis doivent se contenter de suivre les rencontres de leur club préféré dans un bar.