David Abiker propose d’assumer notre honte en l’affichant sur les réseaux sociaux.
Je ne m’étais jamais garé sur une place “handicapé”. J’ai toujours été scrupuleux sur ce point, sauf que l’autre jour, n’en pouvant plus de tourner dans ce parking complet, j’ai craqué. La tentation était d’autant plus grande que la quasi-totalité du premier étage réservé à des places “handicapé” était vide.
J’entreprends donc de parquer mon SUV à l’emplacement prohibé, quand une voix synthétique venue d’un haut-parleur connecté à une cellule photoélectrique me lance : “Ceci est une place réservée grand invalide civil. Tout contrevenant sera sanctionné.” Seul dans ce parking avec ma honte, j’ai dé-garé ma voiture et suis parti le pot d’échappement entre les jambes.
Cet incident m’a rappelé l’unique fois où j’ai laissé mon chien faire ses besoins au pied d’un arbre dans un square, peuplé d’innocents. Deux fonctionnaires municipaux sont apparus de derrière un buisson et m’ont verbalisé. J’ai eu l’impression d’être nu devant la foule.
À chacun sa minute de célébrité. Bientôt, des robots mouchards nous verrons cracher par terre, uriner dans un bosquet, jeter un Kleenex morveux, abandonner une bouteille de 1664 dans l’espace public… Ils nous interpelleront et nous devrons payer sur place avec notre smartphone. Ce sera l’humiliation. Partout, nous serons sanctionnés. En ces temps d’égotisme décuplé par les réseaux sociaux et au moment où l’on célèbre la smart city (la ville intelligente puisqu’elle voit et entend tout pour notre bien commun), la honte civique sera le moyen le plus efficace de rappeler nos concitoyens à des comportements plus respectueux. Voyez ce qui est expérimenté à Nice avec l’application Reporty. Deux mille Niçois volontaires peuvent signaler à la police municipale des incivilités enregistrées via leur mobile. Dans la smart city, nos discourtoisies seront publiques, nous aurons alors tous notre minute de célébrité, mais y’aura pas de quoi en être fier.
Vichy 2.0. C’est l’avènement du name and shame. Dans certains États américains, un juge peut déjà condamner un coupable à faire amende honorable sur Internet en l’obligeant à présenter des excuses sur YouTube. Nous ne sommes pas loin du pilori médiéval. Chez nous, Bercy songe à rendre publics les noms des fraudeurs fiscaux, tandis que les femmes outragées n’ont pas attendu qu’on leur en donne l’autorisation pour balancer leurs agresseurs sur le hashtag que l’on sait. Demain, les entreprises sexistes, pratiquant l’inégalité salariale, bénéficieront d’une mauvaise publicité. J’écoutais l’autre jour la radio en me promenant sur une pelouse interdite. Dans mes écouteurs, le représentant d’une association de défense des droits de l’homme s’inquiétait de ces nouvelles technologies qui ouvrent un boulevard numérique à la dénonciation, et transforme la ville en un espace de délation. Une sorte de Vichy 2.0. Tandis que je marchais sur l’herbe municipale, un robot m’a signalé que j’étais en infraction. Les autres promeneurs de chien m’ont regardé comme si j’étais d’une race inférieure à celle de mon chien.
Le temps de l’autodénonciation. Alors peut-être faudra-t-il demain choisir son camp. Dénoncer ou être dénoncé. Dénoncer suppose d’être soi-même irréprochable, pas simple. Être incivique est aisé mais suppose de risquer d’être soi-même dénoncé. Le bon compromis serait donc de nous dénoncer nous-mêmes. Nous tiendrions le compte Instagram de nos propres manquements à la morale publique. Imaginez qu’au lieu de nous photographier dans des positions avantageuses (bronzés devant un cocktail, au coucher du soleil), nous postions des photos de nos vilenies ?
Un cliché de la vieille batterie abandonnée sur le trottoir d’en face. Un gros plan de l’étron canin discrètement laissé sous le porche. Un selfie au volant de notre auto brûlant la priorité à un cycliste angélique. Le tout accompagné d’aveux circonstanciés qui seraient sanctionnés par la mise à l’index par nos propres amis. Instashame ! hurleraient les foules numériques. Il est grand temps de prendre notre mauvaise conscience en main, d’assumer nos fautes et notre honte en les affichant sur les réseaux sociaux. Après vous. ■