Une femme peut en cacher une autre
Bientôt, les actrices grimperont les marches du Palais des festivals de Cannes et la foule ne pensera qu’à ça. À l’affaire Weinstein, celle de ce producteur de cinéma accusé de viol et de harcèlement sexuel. Des faits dont il se serait notamment rendu coupable dans les grands hôtels de la Croisette. Effet papillon, les ennuis du professionnel du septième art ont poussé les médias à braquer caméras et micros sur les nombreuses initiatives de dénonciation du machisme ordinaire. Au palmarès des incivilités phallocratiques figure en bonne place l’étalement masculin : le manspreading, ou comment les mâles s’assoient jambes écartées dans les transports en commun, pour occuper le plus d’espace possible autour de leur séant. Afin de révéler l’étendue de cette pratique, une Nord-Américaine s’est mise à compiler sur un blog les instantanés de garçons pris en flagrant délit. Succès garanti sur le Net, et honte éternelle pour les coupables. De quoi encourager différentes jeunes femmes à prendre le relais pour diffuser d’autres clichés : on les y voit, singeant dans la même pose peu flatteuse ces mecs encombrés par leur anatomie. Pour pointer les comportements de domination au masculin ( lire p. 34), les filles ont compris qu’une photo vaut parfois mieux qu’un long discours. Surtout quand elle finit sur les réseaux sociaux, où se font et défont les réputations. Les comédiennes ne le savent que trop bien. Autant en emporte la vamp
Une des plus belles actrices au monde n’a pas connu Facebook. En son temps, Internet n’existait pas. Sa méthode pour repousser les producteurs indélicats se résumait à dire non, tout simplement(1). Hedy Lamarr, Autrichienne née Hedwig Kiesler en 1914, avait du tempérament. À 18 ans, la brune fatale se fait connaître par le scandale. Le film Extase de Gustav Machaty la révèle nue à l’écran, simulant un orgasme. Repérée par le nabab Louis B. Mayer, de la Metro Goldwyn Mayer, elle lâche un époux et prend la tangente. À Los Angeles, écrasée le jour par la misogynie hollywoodienne, celle qui se mariera six fois s’évade la nuit en rêvant d’innovations extraordinaires. Derrière la vamp pour qui “rien n’est plus facile qu’être une femme glamour”, car “il suffit de ne pas bouger et de prendre un air stupide”, se cache une geek. Avec le pianiste George Antheil, elle invente un système de codage aléatoire de fréquences(2) qui servira dans la crise des missiles de Cuba autant qu’aux recherches menées ensuite sur le Wifi et le Bluetooth. Tous nos smartphones exploitent aujourd’hui la “technique Lamarr”. Mais ce n’est qu’en 1997, trois ans avant la mort de la star, que l’Electronic Frontier Foundation (EFF), organisation de protection des libertés sur Internet, lui remettra un prix, ainsi qu’à George Antheil. Mike Godwin, conseiller de l’EFF, rappelant à cette occasion que leur outil a été “développé pour défendre la démocratie il y a un demi-siècle” et promet désormais de l’accroître.
La liberté s’use si on ne s’en sert pas
On ne demande qu’à y croire à l’heure où une autre femme, Françoise Nyssen, s’emploie à nettoyer l’information sur le Net. La nature de la proposition de loi que la ministre de la Culture a contribué à préparer ne manque pas d’alarmer, à la pensée des possibles dérapages à venir. Avec notamment cette mesure de référé permettant au parquet de saisir un juge pour couper le sifflet d’un site Web suspecté de mentir. Mais au fait, sur quels critères classe-t-on une information comme bidon ? Mystère. En Turquie, on a tranché. Notre reportrice à Istanbul raconte comment, à la faveur d’une loi votée en 2007 pour protéger les internautes de la cybercriminalité, la roue a pris du jeu. Au point que la censure touche tous les échanges électroniques ( lire p. 30). Et le journalisme “dissident” de remplir les geôles ; 150 représentants de l’espèce sont derrière les barreaux. Les autres continuent la lutte, usant de stratagèmes pour contourner la surveillance. À l’aide de logiciels souvent gratuits, comme le VPN intégré à Opera ( lire p. 44) et divers outils de chiffrement. Il y a trois mois, John Perry Barlow, infatigable défenseur de la liberté d’expression, tirait sa révérence. L’auteur de la “déclaration d’indépendance du cyberespace”(3) invitait en 1996 les “gouvernements du monde industriel […] géants fatigués de chair et d’acier [à] nous laisser tranquilles”. Sa requête est plus que jamais d’actualité.
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(1) À lire dans la traduction française de son autobiographie, Ecstasy and me (Séguier, avril 2018). Pour compléter, un documentaire, Hedy Lamarr: from Extase to Wifi (au cinéma le 6 juin 2018), dévoile son parcours incroyable. (2) Brevet des États-Unis n° 2292387 du 10 juin 1941.
(3) À lire en intégralité (en anglais) sur bit.do/eeFs7.