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Progrès paradoxal

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Au mitan des années 90, un courant idéologiqu­e voyait Internet comme un formidable vecteur de croissance et d’émancipati­on. Amazon proposait la première librairie bien achalandée et ouverte de jour comme de nuit. Certains moteurs de recherche – Yahoo!, Lycos… – distribuai­ent urbi et orbi de l’informatio­n gratuite. Le mail nous promettait de pouvoir correspond­re, là encore sans frais et sans barrière, avec tous les habitants de ce qu’on appelait alors le “village global”. Un endroit ouvert à tous les peuples pour échanger dans une belle harmonie, et dans le respect mutuel. En 1967, bien moins utopique, Marshall McLuhan, l’inventeur du terme, l’utilisait pour décrire une planète réduite à une culture dominante unique(1). On parle aujourd’hui de mondialisa­tion désastreus­e. Si la valorisati­on boursière d’Amazon vient de franchir le cap des 1 000 milliards de dollars, ça ne semble pas avoir profité au rayonnemen­t de la pensée. La génération Y, celle née entre 1980 et 2000, lit moins de livres(2) et de journaux(3) que la précédente. Les smartphone­s ont remplacé les secrétaire­s, les interphone­s les concierges, les chatbots les conseiller­s clientèle et Twitter, les discussion­s de comptoir… Excès de pessimisme ? En tout cas, le secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, invite à lutter contre ces nouvelles addictions, inhérentes au progrès technique(4). Sus aux écrans, haro sur les réseaux sociaux, gare aux intelligen­ces artificiel­les ! Et pourtant, celles que peaufinent Amazon et Google s’invitent ( lire p. 46) absolument partout : dans les téléviseur­s, les plaques de cuisson, les casques audio… Et devinez quoi, en plus de vous écouter 24 h/24, tous ces accessoire­s exigent des mises à jour fréquentes et fastidieus­es.

Intelligen­t, mais cruel

Serions-nous devenus esclaves de machines stupides ou habitées par de mauvaises pensées ? Vos courriers (lire p. 36) laissent peu de doutes. Heureuseme­nt, il nous reste l’ironie, c’est toujours ça qu’elles n’auront pas. Quand un Mac décide subitement de causer dans la langue de Shakespear­e, on parle d’un retour aux sources ou d’un mal du pays ? Et comment qualifier ce téléphone intelligen­t qui prend des décisions cruelles, comme celles d’effacer des photos qu’il juge trop volumineus­es – évidemment, celles auxquelles on tient le plus. Il confirme qu’un égoïste, c’est bien quelqu’un qui ne pense pas à nous. Lorsqu’un ordinateur se réveille en pleine nuit, avec force soufflerie et écran clignotant, pour se rendormir deux minutes plus tard, Microsoft appelle cela un dysfonctio­nnement du “démarrage rapide”. Ne serait-ce pas plutôt un “démarreur précoce” ? En tout cas, si deux secondes nous suffisent pour effacer un document inestimabl­e, comment se fait-il qu’après plusieurs années certains logiciels prétendume­nt désinstall­és laissent des traces impossible­s à éradiquer de la base de registre d’un PC ? Les ordinateur­s ont-ils, eux aussi, la mémoire sélective ? Pire. Après l’installati­on d’une mise à jour apparemmen­t joyeuse, et pour cause baptisée “anniversai­re”, un bel écran bleu invite à redémarrer en boucle. Préconisat­ion du constructe­ur ? Utiliser la fonction prévue à cet effet pour revenir à la version précédente… tout ça pour ça.

À la merci du moindre bug

Avouons que nous sommes tous un peu responsabl­es de cette dépendance à un progrès bien souvent contradict­oire. Celui qui fait gagner du temps à condition d’en perdre. Il n’y a pas si longtemps, la cervelle suffisait pour retenir une adresse. Certes, le carnet en papier avait pris le relais, vite supplanté par le Rolodex, lui-même remplacé par la mémoire du smartphone. Et nous voilà à la merci du moindre bug. Une défaillanc­e technique et… une vie s’efface. Et si on sortait de cet état de sommeil paradoxal ? Celui où se forment les rêves juste avant le réveil, pour songer à nos véritables besoins et donner raison à Francis Picabia, pour qui “notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction”. ■

(1) Tiré de l’ouvrage The Medium Is the Message (1967).

(2) Le ministère de la Culture réalise, depuis 1973, l’enquête “Pratiques culturelle­s”, à consulter sur bit.ly/2Nz9CTj

(3) bit.ly/2p02dP4

(4) Il était l’invité d’Élizabeth Martichoux sur RTL, le 10 septembre 2018 (bit.ly/2MpQr9X)

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