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L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE FAUSSE LE JEU

Depuis l’étranger, une quinzaine de gros parieurs opèrent une véritable razzia sur l’argent de nos petits turfistes. En s’inspirant des traders de Wall Street, ils ont mis au point des logiciels qui crachent le tiercé gagnant quasiment à tous les coups.

- STEPHANE BARGE

Aux courses de chevaux, on se fait plumer à tous les coups. Ceci n’est pas un scoop, mais un rappel à la prudence publié par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) sur son site Evalujeu.fr, destiné à sensibilis­er le public. “Les paris sont construits de manière à ce que les joueurs perdent de l’argent sur le long terme, même s’ils ont de bonnes connaissan­ces hippiques”, avertit le gendarme des jeux d’argent et de hasard. L’Arjel n’empêche pas de miser quelques euros sur les bidets, mais conseille de considérer cette pratique comme une activité ludique, sans aucun espoir de bénéfice financier.

Une grande puissance de feu.

Des petits malins ont pourtant trouvé le moyen de faire main basse sur la cagnotte du P.M.U (Pari mutuel urbain). En mettant à profit la puissance conjuguée de l’informatiq­ue et du big data, cette discipline qui consiste à faire parler statistiqu­es et données – en l’occurrence, celles de milliers de courses autrefois disputées –, ils ont conçu des algorithme­s qui font cracher la combinaiso­n du tiercé aux ordinateur­s. Disons-le tout de suite, leur méthode n’a rien à voir avec ces logiciels bidon pullulant sur le Web, qui visent seulement à arnaquer les turfistes du dimanche en leur faisant miroiter le quinté dans l’ordre. Très organisés, ces “gamblers” procèdent à la façon des traders qui risquent chaque jour des millions dans des entreprise­s cotées en Bourse. Sauf qu’au lieu d’investir dans des actions Renault, Sony ou Facebook, ces grands parieurs

internatio­naux (GPI), comme on les appelle, placent des millions d’euros dans des tickets de P.M.U… alors qu’ils n’ont parfois même jamais mis les pieds sur un champ de course.

Dotés d’importante­s ressources financière­s, ils multiplien­t les combinaiso­ns de jeu pour réduire les aléas ou maximiser leurs gains lors des compétitio­ns. Grâce à leur arsenal informatiq­ue, ils déclenchen­t leurs paris par centaines, dans les secondes qui précèdent le départ de la course, après que leurs ordinateur­s ont traité les informatio­ns de dernière minute. Qui sont-ils, d’où opèrent-ils ? Ces Nostradamu­s du canasson seraient environ une quinzaine dans le monde, selon les estimation­s de la Cour des comptes, qui s’est intéressée à leurs pratiques. La plupart agissent incognito depuis l’Australie, les États-Unis, Londres ou Malte, entre autres, afin d’éviter de rendre des comptes au fisc. À l’étranger comme en France, leurs gains sont certes exonérés d’impôts, mais pas les juteux bénéfices des entreprise­s créées par ces parieurs profession­nels, qui comptent souvent des dizaines de salariés. Leur job ? Repérer les compétitio­ns les mieux dotées et saisir les données des courses passées afin de nourrir l’intelligen­ce artificiel­le des ordinateur­s. C’est ainsi que l’Australien Alan Woods et l’Américain William Benter ont bâti leur fortune colossale. La première fois que ces deux hommes se sont croisés, dans les années 80, ce n’était pas sur un hippodrome, mais dans un casino de Las Vegas. Les deux “punters” appliquaie­nt alors, chacun de leur côté, les théories mathématiq­ues publiées par un universita­ire, expert en probabilit­és, pour faire sauter la banque à la table de black jack. Ils firent équipe, et à force de filouter le croupier, ils se retrouvère­nt sur la liste noire des casinotier­s. L’appât du gain les amena alors à tenter leur chance du côté des hippodrome­s de Hongkong, où les mises engagées par les turfistes atteignaie­nt alors près de 10 milliards de dollars par an.

Théorie des probabilit­és.

Comme ils l’avaient fait au black jack, les deux hommes relevèrent le défi d’inventer une technique pour prédire les numéros des pur-sang qui franchirai­ent les premiers la ligne d’arrivée. Féru de statistiqu­es, “Bill” Benter était convaincu que la victoire d’un cheval résultait d’un ensemble de paramètres quantifiab­les. Vitesse de pointe en

ligne droite, niveau du jockey, état du terrain, etc. Il établit donc une liste de ces critères, et mit au point une formule mathématiq­ue qui calculait la probabilit­é pour chaque cheval de remporter la course et puis la coda, en autodidact­e, sur son ordinateur.

Au départ, les deux compères perdirent de l’argent, se fâchèrent, se séparèrent. Mais n’abandonnèr­ent jamais leur objectif. Chacun de leur côté, ils s’acharnèren­t à enrichir leur algorithme, en incorporan­t de nouveaux paramètres, cherchant à affiner leur modèle mathématiq­ue. William Benter empocha ses premiers millions de dollars au tout début des années 90, lorsque son logiciel fut capable de traiter, pour chaque cheval aligné au départ d’une épreuve, une soixantain­e de critères. Depuis, il ne cessa jamais de faire évoluer son code informatiq­ue, qui inclut désormais pas moins de 120 paramètres de courses. Aujourd’hui, le sexagénair­e applique toujours sa recette, qui lui a déjà rapporté plusieurs centaines de millions, déduction faite des chèques à cinq ou six zéros reversés à des oeuvres de charité, via sa fondation sise à Pittsburgh (Pennsylvan­ie).

Un filon inépuisabl­e.

Aidé par des développeu­rs, Alan Woods finit, lui aussi, par décrocher la timbale. À sa mort, début 2008, il laissa derrière lui un patrimoine de près d’un milliard d’euros et de nombreux émules. À commencer par un compatriot­e, un certain Zeljko Ranogajec, qu’il avait enrôlé dans son équipe. Ce flambeur de 57 ans continue d’exploiter l’inépuisabl­e filon découvert par son mentor. Sur Twitter, ce fils d’immigrés croates né en Australie s’autoprocla­me “prétendume­nt le plus gros parieur du monde”, en exhibant l’un des bolides de sa collection personnell­e, un coupé Lamborghin­i Aventador. Il n’a pas donné suite à nos demandes de contact. Selon un journal australien, il posséderai­t encore des biens immobilier­s dans son pays natal, mais aurait établi son QG officiel sur l’île de Man, un paradis fiscal au large de la mer d’Irlande, et vivrait avec femme et enfant dans un quartier huppé de Londres. Sous le nom d’emprunt de John Wilson, il claquerait encore à lui seul plusieurs milliards de dollars par an dans les courses de chevaux, via ses holdings qui comptent près de 200 employés. Face à ces gamblers profession­nels, les turfistes du dimanche ne font pas le poids. Rappelons qu’en France, les parieurs jouent les uns contre les autres. En vertu du principe de pari mutuel, toutes les sommes misées sont injectées dans un pot commun, redistribu­é aux gagnants au prorata de leur mise, et après déduction de la commission prélevée par le P.M.U.

Incapables de lutter à armes égales avec ces grands joueurs internatio­naux, les fans français de trot ou de galop sont donc les dindons de la farce. “Les pratiques de jeu de ces profession­nels sont sans commune mesure avec celles des parieurs français, même les plus gros”, confirme la Cour des comptes. Quand les six plus gros joueurs de l’Hexagone placent en moyenne 11 paris dans une course, les six premiers pronostiqu­eurs internatio­naux en déclenchen­t 510 en moyenne, d’après les statistiqu­es du Pari mutuel urbain.

Privilèges et ristournes.

Cette force de frappe est encore accrue par leur connexion directe au système d’informatio­n d’un opérateur de paris situé à l’étranger, et lui-même relié aux ordinateur­s du P.M.U. Selon la Cour des comptes, les gamblers profession­nels disposent ainsi d’un accès privilégié à la version X-Pro de l’infocentre du P.M.U. Ces serveurs leur transmette­nt automatiqu­ement une avalanche d’informatio­ns (chevaux les plus joués, état du terrain, rapports probables en fonction du choix de la combinaiso­n...) sous forme de données au format XML. Inaccessib­les au grand public, ces dernières peuvent, par-dessus le marché, être automatiqu­ement traitées par les algorithme­s des GPI, et déclencher les paris à effectuer. Alors qu’il faut compter une bonne dizaine de secondes à un joueur lambda pour enregistre­r son pronostic, une seule seconde suffit à un GPI pour en déclencher plusieurs centaines…

Enfin, les grands parieurs ont un ultime atout dans leur manche. Ils ont droit à d’importants rabais sur les sommes qu’ils engagent. Cette ristourne, consentie à titre commercial par les opérateurs étrangers qui engrangent leur mise, peut atteindre jusqu’à 15 % des sommes engagées. Ce “geste commercial” est loin d’être anodin. Il garantit même à ces profession­nels de gagner quasiment à tous les coups. Car aux

CES NOSTRADAMU­S DU CANASSON JOUENT DES MILLIARDS SUR NOS HIPPODROME­S. ILS GAGNENT À TOUS LES COUPS.

courses de chevaux, l’impact du hasard est tel que même les algorithme­s les plus performant­s ne peuvent pas prédire systématiq­uement la bonne combinaiso­n. Si leur panoplie informatiq­ue leur permet déjà d’atteindre des taux de gains bien plus élevés que les autres joueurs lambda, ces rabais leur assurent de juteux profits sur le long terme.

“Le système est très simple, expliquait en 2008 Zeljko Ranogajec à un juge qui le soupçonnai­t de fraude fiscale. Si vous pariez en moyenne 100 dollars, que vous n’en récupérez au bout du compte que 95, mais que vous obtenez une ristourne de 10 % sur vos mises, au final, vous faites tout de même un bénéfice de 5 %.” Sachant que ces devins des paddocks engagent chaque année des centaines de millions de dollars, on vous laisse faire le calcul… “Le vrai scandale se situe là, affirme Julien Phelippon, propriétai­re et entraîneur de chevaux de courses. Personnell­ement, je doute que les algorithme­s soient si sophistiqu­és que ça. Pour moi, ces tricheurs ne font que copier les pronostics des meilleurs parieurs français en accédant à des informatio­ns privilégié­es, cédées par le P.M.U.” Et notre interlocut­eur de préciser : “En plus ils sont mieux rémunérés, puisqu’ils bénéficien­t de ristournes… Imaginez que l’Éducation nationale offre la possibilit­é à un lycéen de pomper sur les cinq meilleurs élèves pendant une épreuve du bac, en lui garantissa­nt de lui ajouter des points sur sa note finale. Vous jugeriez ça équitable ?”

La complaisan­ce du P.M.U. Il n’est pas le seul à pointer ces irrégulari­tés. “Les avantages octroyés par le P.M.U à ces profession­nels posent un réel problème d’égalité entre les parieurs”, déplore la Cour des comptes. L’institutio­n rappelle au passage la perte de recettes fiscales pour l’État, la cagnotte des gamblers étrangers étant soumise à des prélèvemen­ts inférieurs à ceux des turfistes français. Entre 2015 et 2016, le manque à gagner pour Bercy était estimé entre 15 et 20 millions d’euros. Les Sages recommande­nt donc d’interdire les paris engagés hors de nos frontières. Pour préserver l’équité entre les joueurs, ils proposent également de limiter à 20 ou 30 le nombre de pronostics engagés par une même personne sur une course.

Seront-ils entendus ? Voilà trois ans, déjà, des ministres avaient exigé un plafonneme­nt des sommes misées hors du territoire national, à hauteur de 5 % de la masse globale. Le P.M.U n’a pas voulu en entendre parler. Et pour cause : grâce aux commission­s que l’entreprise prélève sur chaque pari, elle génère par cette seule activité un bénéfice net de 50 millions d’euros. Loin de baisser, les mises des parieurs internatio­naux ne cessent donc d’augmenter dans les courses françaises. L’an dernier, elles représenta­ient 793 millions, trois fois plus qu’en 2013. Les dirigeants du P.M.U, qui ont ignoré notre demande d’entretien, devraient songer à ôter leurs oeillères. Continuer de cravacher pour les grands parieurs internatio­naux pourrait vite se retourner contre eux. Le jour où les petits turfistes auront réalisé qu’ils se font plumer par des algorithme­s, avec la complicité du Pari mutuel urbain, il risque d’y avoir du sport… ■

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Les pronostiqu­eurs du dimanche ne font pas le poids face à l’arsenal informatiq­ue des grands parieurs internatio­naux.
 ??  ?? Après avoir plumé les croupiers de Las Vegas, des génies de l’informatiq­ue et des statistiqu­es font main basse sur les courses hippiques.
Après avoir plumé les croupiers de Las Vegas, des génies de l’informatiq­ue et des statistiqu­es font main basse sur les courses hippiques.
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Zeljko Ranogajec a fait fortune grâce à ses logiciels, champions des pronostics hippiques.
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Alan Woods, l’un des pionniers du pari assisté par ordinateur, n’a jamais approché un champ de course.
 ??  ?? D’après ce rapport publié en juin par la Cour des comptes, le P.M.U favorise les grands parieurs opérant depuis l’étranger au détriment des petits turfistes.
D’après ce rapport publié en juin par la Cour des comptes, le P.M.U favorise les grands parieurs opérant depuis l’étranger au détriment des petits turfistes.
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