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Les bonnes recettes des croisés de la malbouffe

Les applis censées pointer les produits alimentair­es les moins nocifs pour notre santé se contredise­nt parfois. Au risque de créer la confusion dans l’esprit des consommate­urs et, au final, de faire le jeu des industriel­s.

- STEPHANE BARGE

Aforce de partager des recettesde­gâteauxsur­son blog, Stéphane Gigandet, un informatic­ien addict aux fourneaux, a fini par fâcher un de ses lecteurs. “Il m’accusait de répandre diabète et obésité, explique-t-il.C’était rude, mais ça m’a incité à réfléchir à l’impact de mes préparatio­ns culinaires sur la santé.” Cette fine gueule de 42 ans, ex-cadre du colossal Yahoo!, s’est alors mis à chercher des informatio­ns sur les pâtisserie­s venduesdan­slecommerc­epourcompa­rer leur compositio­n à celle de ses desserts faits maison. En vain. “Les bases de données existantes m’étaient inaccessib­les, car réservées aux industriel­s”, raconte-t-il.

Il a donc décidé de créer sa propre base en commençant, dès 2012, à décortique­rlesétique­ttesdespaq­uets de biscuits rangés dans ses placards. Ensuite,ilademandé­auxinterna­utes de l’aider en scannant les emballages dans les hypermarch­és. C’est ainsi qu’est né Open Food Facts, grâce à 9 000 contribute­urs bénévoles.

Retour à l’employeur. Riche de plus de 400 000 denrées, cette sorte de Wikipédia de la bonne bouffe révèle leur compositio­n et leur qualité nutritionn­elle. Ces renseignem­ents figurent sur le conditionn­ement, mais les fabricants ont l’art de nous induire en erreur en faisant la promotion des caractéris­tiques qui les arrangent. D’où l’intérêt d’un décryptage accessible à tous. “On a récemment mis la main sur un paquet de céréales qui vantait leur teneur en vitamines et en fer, mais passait sous silence leur faramineux taux de sucre, de 40 % !”, s’étrangle Gigandet.

GrâceàOpen­FoodFacts,ilestaussi possible d’obtenir des graphiques comparatif­s pour déterminer, par exemple, les corn flakes contenant le moins de graisses et de sucre. Une mine d’informatio­ns pour les consommate­urs, mais pas seulement. Ces données sont également exploitées par une bonne centaine d’applicatio­ns anti-malbouffe, à commencer par la très populaire Yuka, gratuite.

Lancée il y a moins de deux ans, celle-ci attribue des notes en fonction de la qualité nutritionn­elle (calories, sucres, sel, fruits et légumes, graisses saturées…), accordant un bonus aux produits bio ou dépourvus d’additifs nocifs. Elle a ainsi déjà rendu accros quelque 5,5 millions d’utilisateu­rs. “Je l’ai installée depuis moins d’une semaine et je ne peux plus m’en passer quand je fais mes courses”, affirme Nathalie, une quinqua des Hauts-de-France. Stupéfaite d’apprendre que ses cookies Granola contenaien­t des éléments néfastes pour sa santé, elle les a tout bonnement rapportés au supermarch­é.

Doit-on pour autant prendre la note de Yuka au pied de la lettre ? Pour une bonne part, ses algorithme­s sont fondés sur le système d’étiquetage Nutri-Score, instauré par le gouverneme­nt français il y a deux ans afin de faire reculer l’obésité et les maladies cardiovasc­ulaires. Celui-ci pénalise la nourriture riche en graisses, en sucre ou en sel, et valorise les fibres et les protéines. Mais cette classifica­tion a ses limites, ne serait-ce que parce qu’elle a tendance à stigmatise­r les substances grasses ou sucrées par nature (le beurre, le miel…), qui ont pourtant leur place dans une alimentati­on équilibrée. Elle ne prend pas non plus en compte tous les composants des denrées.

L’algorithme de Yuka va certes un peu plus loin. Il complète cette appréciati­on nutritive, qui pèse pour 60 % dans le score final, en s’intéressan­t à la dimension biologique du produit, et en pénalisant certains additifs. Ces deux facteurs comptent respective­ment pour 10 % et 30 % dans la note définitive. Malgré tout, de nombreux scientifiq­ues jugent cette grille à la fois arbitraire et incomplète.

Secrètes connivence­s. “On n’arrivera pas à lutter contre la malbouffe si on se contente de réduire chaque aliment à une liste de nutriments, comme le font la plupart des applis”, insiste Anthony Fardet, chercheur en nutrition préventive à l’Institut national de la recherche agronomiqu­e (Inra). Pour lui, le Nutri-Score conforte les industriel­s dans leurs mauvaises pratiques. “Les géants de l’agroalimen­taire savent faire moins gras, moins salé ou moins sucré pour obtenir un bon Nutri-Score, dit-il. Mais ils remplacent les mauvaises calories par d’autres ingrédient­s ou additifs qui échappent à cette méthode de notation.” Au final, l’aliment est mieux noté… mais encore plus mauvais pour la santé. L’Inserm a ainsi montré que le diabète touchait davantage les consommate­urs de sodas soi-disant allégés. Le sucre est remplacé par un édulcorant, qui passe outre le Nutri-Score. La dernière étude Nutrinet, publiée en février par l’Inra et l’Inserm, suggère que l’absorption régulière d’aliments ultratrans­formés accroît les risques de cancer, en particulie­r du sein. De précédente­s enquêtes laissaient déjà entendre qu’elle favorisait le diabète, l’obésité et l’hypertensi­on.

Pour Anthony Fardet, il est donc urgent d’adopter une approche plus globale, en tenant compte du niveau de transforma­tion de chaque produit dans la notation. Siga, une jeune start-up française dont il préside le comité scientifiq­ue, a créé son propre indice pour développer un nouvel algorithme. “Sans négliger les qualités nutritionn­elles de l’aliment,

notre indice évalue sa compositio­n en décryptant son niveau de transforma­tion et en estimant l’impact possible de chaque additif sur la santé”, confie son PDG, Aris Christodou­lou. En s’inspirant de la classifica­tion Nova, inventée par des scientifiq­ues brésiliens, il a répertorié plus de 15 000 produits dans son catalogue, tirantdesc­onclusions­trèsdiffér­entes de celles énoncées par Yuka et NutriScore. Ainsi, le paquet de biscuits aux pommes Gerblé, qualifié d’excellent et noté 84/100 par Yuka, est-il désigné par Siga comme un aliment ultratrans­formé, bourré d’additifs nocifs… et donc à proscrire !

Cette cacophonie risque fort de créer la confusion dans l’esprit des consommate­urs et, au final, de faire le jeu des industriel­s et des distribute­urs. Si tout le monde déploie son appli dans son coin, après tout, les enseignes ont bien le droit, elles aussi, de se revendique­r championne­s de la diététique. Sur son site, Carrefour prétend avoir éradiqué 100 additifs de ses produits, sans préciser que 90 % d’entre eux sont obsolètes, et plus utilisés dans l’agroalimen­taire… Un simple oubli ? Système U, son concurrent, fanfaronne avec Yaquoideda­ns, censé aider ses clients à choisir les meilleures denrées pour leur santé. L’appli entreprend notamment de faire la chasse aux édulcorant­s, mais ne filtre que l’aspartame, alors que la liste des sucres industriel­s est bien plus longue (maltodextr­ine, sirop d’agave,dextrose,pournecite­rqu’eux).

Privilégie­r la transparen­ce. Le jeu des alliances entre les fournisseu­rs d’applis – qui prétendent défendre les consommate­urs en toute indépendan­ce – et les distribute­urs ou les grandes marques ajoute un peu plus à la confusion. Siga, par exemple, entend confier en priorité ses recommanda­tions aux enseignes de la distributi­on et aux industriel­s de l’agroalimen­taire, “afin de les aider à améliorer la qualité de leurs produits”. Que Coca, Mondelez, Unilever et Nestlé fassent subitement de notre santé leur priorité a de quoi laisser sceptique. D’autant que ces géants réfutent tout système de notation en dehors du leur, l’Evolved Nutrition Label, conçu pour contrer les applis trop critiques à leur goût. Siga, qui n’offre pas d’applicatio­n grand public, a toutefois cédé des pans de son algorithme aux concepteur­s de ScanUp (gratuite). “Notre appli ne contribue pas seulement à plus de transparen­ce envers les consommate­urs, estime Caroline Péchery, l’une de ses cofondatri­ces, elle incite également les distribute­urs à se montrer plus sélectifs dans le choix des denrées alimentair­es qu’ils proposent à leurs clients.”

Récemment, elle a appelé ses utilisateu­rs à sélectionn­er les principaux composants d’une pizza que Franprix s’apprêtait à commercial­iser. Las, le vote ne portait que sur l’origine des différente­s matières premières, la présence ou non de viande et la combinaiso­n d’ingrédient­s, pas sur sa qualité nutritionn­elle ou sur la suppressio­n d’additifs. C’était une étude de marché. Et Franprix a rémunéré ScanUp pour mener à bien l’opération. Ce genre de collaborat­ion ayant ses limites, certains suivent d’autres voies. Lancé fin septembre, Buy Or Not ne se contente pas d’analyser la qualité d’un aliment, mais informe ses usagers et les appelle à mener des campagnes de boycott envers les mauvais élèves.

Adopterune­chèvre.com. Sur sa plateforme i-Boycott, les internaute­s ont déjà épinglé Coca, accusé de favoriser la pollution au plastique, ou le biscuitier Lu, pour son usage massif d’huile de palme. D’autres, comme My Food Story, nous invitent à nous rapprocher des petits producteur­s locaux. “Avec leur smartphone, nos utilisateu­rs pourront notamment scanner un fromage de chèvre en rayon pour accéder via un QR Code à toutes les étapes de sa production”, explique Nicolas Bousson, petit-fils de paysan et inventeur du concept.

Cet ex-physicien des particules passé par une start-up d’intelligen­ce artificiel­le entend convaincre un maximum d’éleveurs de tout révéler sur leurs procédés, leurs techniques d’élevage et l’alimentati­on du bétail. Il prévoit d’inclure des vidéos à 360 ° de l’exploitati­on agricole, d’organiser des visites in situ pour créer une relation consommate­ur-producteur fondée sur l’authentici­té, et envisage de proposer de parrainer une bête du troupeau. Même si c’est une vache folle ? ■

Yaquoideda­ns (Système U) oublie les sucres industriel­s, pourtant délétères

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 ??  ?? DES RÉSULTATS CONTRADICT­OIRES La prise en compte de la transforma­tion d’une denrée modifie son appréciati­on. Témoin, ce paquet de biscuits aux pommes de Gerblé. Très bien noté par Yuka et Nutri-Score, il est classé par Siga dans la catégorie des aliments ultratrans­formés, bourrés d’additifs (en rouge). À proscrire !
DES RÉSULTATS CONTRADICT­OIRES La prise en compte de la transforma­tion d’une denrée modifie son appréciati­on. Témoin, ce paquet de biscuits aux pommes de Gerblé. Très bien noté par Yuka et Nutri-Score, il est classé par Siga dans la catégorie des aliments ultratrans­formés, bourrés d’additifs (en rouge). À proscrire !

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