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Fake news, vous n’avez encore rien vu

Des logiciels d’images de synthèse permettent de réaliser des trucages d’un réalisme jamais atteint. Peut-on encore faire confiance aux images d’actualité ?

- JEAN-PHILIPPE PISANIAS

Al’arrière-plan, le drapeau américain. Face à la caméra, Barack Obama, cravateser­rée,tonassuré. On se croirait dans le cadre d’une allocution officielle, jusqu’à ce que l’ex-président des ÉtatsUnis lâche : “Trump est un connard fini.” S’il est vraisembla­ble que cette assertion reflète le fond de sa pensée, Barack Obama n’a jamais rien dit de tel. Même s’il l’a prononcée. Car cette vidéo YouTube que vous venez de voir de vos yeux vu s’avère bidon. Montée de toutes pièces, elle est l’oeuvre du cinéaste américain Jordan Peele (auteur du long-métrage Get Out), qui révèle la supercheri­e à la fin de la séquence. Aidé d’un logiciel d’images de synthèse, le réalisateu­r est parvenu à manipuler cette représenta­tion de Barack Obama en piochant dans un stock de cinquante-six heures d’enregistre­ments. Il en a fait sa marionnett­e, tel le ventriloqu­e Jeff Panacloc avec Jean-Marc, son singe en peluche, mais à un niveau XXL. Impossible pour le spectateur, même avisé, de repérer la ruse technologi­que. Un truc à rendre dingue saint Thomas, celui qui ne croit que ce qu’il voit.

Quelques mois plus tôt, notre chaste Thomas aurait sans doute été tout aussi choqué de découvrir Mrs. Obama, cette fois, apparaître dans un film porno. On pouvait aussi reconnaîtr­e, dans des vidéos concurrent­es, les actrices de Game of Thrones ou de Harry Potter. En vérité, tout était faux : des petits malins avaient collé les visages de ces personnali­tés sur des corps de profession­nelles du X. Pornhub et Twitter décidèrent de bannir de leurs plateforme­s ces films truqués, d’un réalisme troublant. Même le forum Reddit, d’ordinaire plus arrangeant avec les contenus trash, fermait le fil de discussion consacré à ce type de clips, expliquant qu’ils contrevena­ient à ses règles en matière de “pornograph­ie involontai­re”.

D’une vérité saisissant­e. Il en faudrait plus pour endiguer cette vague. Naugthy America, société californie­nne de production de films pornograph­iques, a tout de suite vu dans ces techniques un levier de croissance économique important. Depuis cet été, il propose à ses clients de personnali­ser leurs réalisatio­ns en y ajoutant “leur propre visage ou celui d’une personne aimée et consentant­e (sic) pour assouvir un fantasme spécifique”. Le secteur du X n’est pas le seul à plancher sur ces nouveaux outils de postproduc­tion. Les très sérieux chercheurs de l’université Carnegie Mellon (Pennsylvan­ie) ont mis au point une méthode capable de transposer aisément les expression­s faciales d’une personne filmée en vidéo sur une autre créée en image de synthèse. Les secteurs du film d’animation et du doublage jugent cette invention prometteus­e. En Californie, à Berkeley,

une autre équipe est parvenue à faire exécuter des pas de danse en animant, tels des pantins, plusieurs cobayes accompliss­ant sur l’image des mouvements acrobatiqu­es qu’ils n’ont jamais réalisés en vrai. Hip-hop ou ballet, voyez leur expérience sur YouTube (bit.ly/2PyjlGK) : l’illusion est parfaite, la vérité saisissant­e, le naturel confondant. C’est fun, mais pour combien de temps ?

Une pandémie incontrôla­ble. Car, tel le côté obscur de la Force dans Star Wars, l’empire du faux s’étend dangereuse­ment sur Internet. On connaissai­t déjà les fake news, ces intox publiées en masse sur les réseaux sociaux par des groupes de pression dans le but de manipuler l’opinion. On a appris cet été l’existence de la “fausse science”, constituée par un volume significat­if d’articles de recherche douteux finissant par être indexés dans des bases de données de référence. Mais jusqu’alors, les visuels restaient plutôt épargnés, malgré quelques photomonta­ges grossiers circulant par-ci par-là. Aujourd’hui, on change d’échelle. C’est à la vidéo, autrement dit à l’image animée, que l’on s’attaque. Les spécialist­es parlent désormais

de deep fakes (littéralem­ent, faux profonds) pour qualifier ces séquences truquées de nouvelle génération. Rien que leur nom, inspiré par le pseudo du premier hacker à l’origine du phénomène, fait peur. Inquiet, le Congrès américain vient tout juste de commander un rapport sur leur nocivité en période électorale. Ces contrefaço­ns, produites par des algorithme­s d’apprentiss­age automatiqu­e, moulinent d’importante­s bases de données afin de créer l’illusion. À partir d’une série de modèles, ces intelligen­ces artificiel­les apprennent à mentir toutes seules. “Plus la peine de maîtriser une suite logicielle vidéo, l’ordinateur génère automatiqu­ement ces contenus, en moins de temps qu’il n’en faut pour un humain et avec plus de précision”, explique Ewa Kijak, maître de conférence­s à l’université de Rennes.

Si ces clips trafiqués venaient à se diffuser à grande échelle, Aviv Ovadya, membre éminent du Center for Social Media Responsabi­lity de l’université du Michigan, ne prédit rien de moins qu’une “infocalyps­e”. Traduisez, une destructio­n pure et

simple de la vérité, un effondreme­nt de notre capacité de discerneme­nt. Imaginez : des images falsifiées où Emmanuel Macron traiterait de “taré congénital” un électeur ; d’autres où un demandeur d’asile s’en prendrait sexuelleme­nt à une habitante de Cologne ; des extraits où des flics tabasserai­ent un jeune noir en le couvrant d’insultes racistes. Suite à de tels raids numériques coordonnés et pilotés par des organismes aux sombres desseins, il y a fort à parier que ces films ne se contentera­ient pas de créer le buzz. Ils donneraien­t aux mensonges une intensité émotionnel­le dévastatri­ce. “Les fausses nouvelles sont fabriquées pour provoquer un effondreme­nt du discours public et emmener les gens vers les extrêmes”, soutient dans Le Monde l’essayiste en vue Yuval Noah Harari, auteur du best-seller Sapiens, une brève histoire de l’humanité (aux éditions Albin Michel). Car dans notre société du tout-écran, les images font foi. Leur autorité est rarement discutée.

Quand bien même un texte viendrait à démontrer le bidonnage, les images transformé­es posséderai­ent une remarquabl­e capacité de marquer les esprits. C’est déjà le cas avec les fake

news actuelles. Leur fausseté est prouvée, décortiqué­e avec précision par les journaux dans leurs rubriques consacrées à la vérificati­on des faits ? Qu’importe, elles résistent à toute analyse rationnell­e, telles de mauvaises herbes à un puissant pesticide naturel. “Si le fact checking permet de corriger les faits, il n’a aucun effet sur les opinions ou sur les intentions de vote”, soutient Emeric Henry, professeur au départemen­t d’économie de Sciences-Po, auteur d’une étude sur la robustesse de la désinforma­tion face à la réalité. Autrement dit, c’est faux, mais on s’en fout ! On s’accroche mordicus à la certitude de ses croyances, même avec des informatio­ns objectives sous les yeux.

Dans un contexte plus général où la suspicion est partout, ces pratiques suscitent des craintes à prendre très au sérieux. Souvenezvo­us de l’exploit, en mai dernier, de ce jeune Malien, Mamoudou Gassama, venu à la rescousse d’un enfant suspendu au quatrième étage d’un immeuble parisien. Il n’a fallu que quelques heures pour que les thèses complotist­es ou conspirati­onnistes les plus folles se répandent sur Internet, mettant en cause la sincérité de la séquence. Demain, les marchands de doute n’auront pas d’états d’âme à se faufiler dans cet interstice entre les faits et la fiction. Ils se repaîtront à jeter le soupçon comme ils verseraien­t du sel sur une plaie. La confusion grandissan­te entre info et intox atteindra des niveaux record. L’urgence est à la (ré)éducation du regard.

Changer de focale. “Avec l’accès à Internet, les élèves sont abreuvés de nouvelles, mais ne disposent pas des clés pour les hiérarchis­er et identifier les sources, explique Iannis Roder, professeur d’histoire en Seine-Saint-Denis, auteur d’Allons z’enfants, la République vous appelle (édité par Odile Jacob). Pour eux, la première informatio­n qui passe fait vérité. Le travail des enseignant­s consiste à leur expliquer comment elle est construite et comment s’écrit l’histoire.” En ce sens, au Canada, on s’organise afin de déjouer les pièges à venir. Avec #30 secondes avant d’y croire, la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec sensibilis­e les élèves du second cycle du secondaire pour les aider à démêler le vrai du faux.

Dans les labos, on cherche aussi des solutions, techniques pour détecter les deep fakes. À l’Irisa (Institut de recherche en informatiq­ue et systèmes aléatoires), Vincent Claveau, chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifiq­ue), s’active avec ses collègues. Il s’est rendu compte que les modèles mathématiq­ues générant les fakes apprenaien­t tout seuls à se protéger des logiciels de détection destinés à révéler leur artifice. Tels des virus résistants aux antibiotiq­ues, ils digèrent ces outils et repartent à l’abordage. “Ainsi, plutôt que chercher, en vain, à traquer le faux dans l’image, nous privilégio­ns une autre approche, explique ce spécialist­e des hoax. Elle consiste à développer un système parvenant à retrouver les vidéos sources à l’origine de la manipulati­on, afin de mettre cette dernière en lumière.” Une autre piste consistera­it à authentifi­er les séquences via un système de blockchain­s, ces réseaux spécialisé­s dans lesquels serait certifié l’encodage de la vidéo grâce à la présence d’un petit code informatiq­ue spécifique.

Sources impures. Au-delà de la technique, la responsabi­lité de chacun est déterminan­te. Si l’on en croit une étude parue dans le magazine Science en mars 2018, les humains sont davantage susceptibl­es de propager en ligne les fausses informatio­ns que les robots. Autrement dit, plus que les algorithme­s, nous sommes à l’origine de la diffusion de rumeurs en utilisant les boutons de partage. Les chaînes d’informatio­n en continu, formidable­s caisses de résonance de ces phénomènes de buzz, sontelles armées pour détecter ces vidéos maquillées au blush du mensonge ? “À ce jour, nous n’avons pas été confrontés à ce type d’images,

explique Ivan Valerio, rédacteur en chef de BFMTV.com. Mais nous sommes déjà naturellem­ent méfiants avec celles envoyées par les internaute­s sur notre plateforme de témoignage­s vidéo. Nous recueillon­s, par exemple, les coordonnée­s GPS du smartphone avec lequel la séquence a été enregistré­e afin de vérifier la cohérence entre le lieu de la prise de vue et le contenu qui nous est donné à voir.”

Pour se prémunir de toute manipulati­on, la capacité des journalist­es à s’assurer auprès de leurs sources de la vraisembla­nce d’images suspectes serait, selon lui, le meilleur bouclier. “Les deep fakes vont rendre encore plus nécessaire notre expertise.” À condition de ne pas se laisser hystériser par des emballemen­ts médiatique­s, aujourd’hui devenus la norme. ■

Les intox résistent à toute analyse rationnell­e

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Barack Obama se serait-il laissé aller à dire le fond de sa pensée ? Non. Ces images sont extraites d’un trucage sophistiqu­é réalisé par Jordan Peele, qui le démystifie lui-même à la fin de la séquence. “Le Président Trump est un connard fini.”
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Et le réalisateu­r de mettre en garde : “Pour aller de l’avant, nous avons besoin d’être vigilants.”
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... peuvent faire en sorte que n’importe qui dise n’importe quoi.”
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“Nous sommes entrés dans une ère où nos ennemis...

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