Faux-semblants

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La réalité dépasse souvent la fiction, c’est bien connu. Ce qui l’est moins, c’est la capacité de quelques-uns à gober n’importe quoi. Comme le chantait Jacques Dutronc(1), certains pensent : “On nous cache tout, on nous dit rien, plus on apprend, plus on ne sait rien, on nous informe vraiment sur rien…” Ces mêmes esprits éclairés croient que Dieu a créé l’homme, comme la Terre, il y a moins de dix mille ans. Que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune et pire, que ces fieffés menteurs ont développé une arme secrète capable de provoquer tempêtes et séismes, n’importe où sur la planète. Cette cohorte silencieuse et suspicieuse, interrogée par l’Ifop(2), donne également du crédit à une idée toute aussi folle. Notre globe ne serait pas rond, mais plat comme une limande. Heureusement, Galilée n’est plus là pour entendre cela, ou plutôt pour le lire, puisque les réflexions des “platistes” pullulent sur la Toile et passionnent les foules. Un Français sur dix considère notre planète comme plane, soit un peu plus de six millions de concitoyens (!). Outre-atlantique, la Flat Earth Society en rassemble le double, qui s’interrogent sur la courbe de l’horizon, et sur la vraisemblance d’une rotation de notre astre puisque son satellite, la Lune, (nous) offre toujours le même portrait. Pour eux, les clichés pris de l’espace par les astronautes ne sont que pure intoxication. Il ne faut jamais croire aux images, elles trompent les crédules. L’Histoire ne manque pas d’alimenter leurs élucubrations.

Trafics en tous genres

Ainsi, bien avant l’arrivée de Photoshop, le général Ulysses S. Grant posait à cheval devant des prisonniers confédérés en Virginie, en pleine guerre de Sécession(3). Sauf que cette photo était un montage de trois photos prises séparément et assemblées en 1902 par un habile manipulateur de ciseaux. Ce fake marque le début d’une longue série où l’on gommera des individus gênants – tous les dictateurs du siècle s’y sont essayés –, où l’on mettra en scène au lieu de saisir l’instant décisif. L’universitaire basque José Manuel Susperregui soutient que le fameux cliché Mort d’un soldat républicain, prétendument pris sur le vif par l’illustre Robert Capa, serait une supercherie(4). Ou une simple augmentation de la réalité, dirait-on maintenant que l’on peine, à mesure que la technologie avance, à distinguer le réel du virtuel. Surtout qu’un cap vient d’être franchi, avec la mise à disposition sur Internet d’un logiciel à même de truquer les vidéos comme jamais auparavant. De quoi coller un visage sur le corps d’un autre, tout en animant sa bouche afin de lui faire dire ce que l’on veut. On parle de deep fakes (lire p. 26 ) pour décrire ces manipulations audiovisuelles frappantes de réalisme. Un cinéaste américain a ainsi réalisé un discours fictif de Barack Obama où il traite l’actuel président des États-Unis, de “connard fini”. La frontière entre réalité et fiction est décidément bien ténue… Aux réseaux sociaux de se faire écho de l’allocution, d’amplifier ce qui n’était qu’une mise en garde, certes potache.

Larmes de crocodile

Face à cette caisse de résonance de tout et (parfois) n’importe quoi, un des papes de la réalité virtuelle, Jaron Lanier (lire p. 22), appelle au boycott des réseaux dits sociaux. C’est toujours étonnant d’observer combien les apprentis sorciers d’hier se révèlent prompts au repentir aujourd’hui, en prônant des solutions radicales. Il n’est pas le premier, et certainement pas le dernier. En France, on s’apprête à muscler les sanctions visant le cyberharcèlement sur la base d’un rapport digne d’intérêt(5). Comment ? En gonflant le montant des amendes infligées aux colporteurs – Facebook, Twitter et autres Google – s’ils n’effacent pas, sous vingt-quatre heures, les propos haineux tenus dans leurs établissements. L’affaire risque de tourner court, les juges ayant déjà d’autres cas à traiter. Et si on rappelait, surtout aux plus jeunes, que les blogosphères, twittosphères, instagramosphères, comme leur nom l’indique, sont des sphères. À l’image de notre globe terrestre, elles tournent en rond. Si ce n’est que celles-là, on peut les ignorer, voire les quitter.n

(1) Jacques Dutronc interprète ce tube en août 1967 dans l’émission de télévision Music Hall de France ( bit.ly/2xL1aGA).

(2) Vous trouverez l’intégralité de L’Enquête sur le complotisme (Ifop, décembre 2017) sur le site de la fondation Jean Jaurès (bit.ly/2NGbqdV).

(3) Le détail de ce photomontage est à retrouver (en anglais) sur le site de la radio américaine NPR (N.pr/2Icjkpr).

(4) Le Figaro, en septembre 2016, revient sur l’enquête de l’universitaire. À lire dans les archives du journal ( bit.ly/2OPk0Ul).

(5) L’intégralité du rapport intitulé Renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet est disponible sur bit.ly/2OPDRmi.