c’était mieux avant !
Mon mari fait les courses depuis toujours. Habituellement, ça se passe bien car je lui laisse une liste. Comme il a des horaires variables, j’estime qu’il peut assumer la charge mentale de l’intendance, ce qui fait passer sa contribution aux tâches domestiques de 35 % à 37 %.
Hélas, il y a quelques jours, Monsieur s’est mis en tête « d’innover », pour « disrupter » notre façon de consommer, ce qui a donné lieu à cet échange surréaliste.
– Je t’envoie faire les courses et tu reviens avec un pack d’eau minérale et un paquet de boulgour ? Tu veux bien me dire à quoi tu sers si je dois repasser derrière toi et auditer à la loupe le panier du manager ?
– Je t’explique, Ma Chérie. (Il prend son air supérieur, je
lui ferais avaler son Caddie à provisions.) Vu que tu prêtes de plus en plus attention à la planète, j’ai voulu m’adapter en tant que compagnon de la transition écologique et j’ai équipé mon smartphone de l’appli Yuka. – Yuka ? C’est quoi ? – Yuka scanne le code-barres des produits de grande consommation et leur attribue une note en fonction de leur teneur en additifs nocifs, en sel, en graisses saturées, en protéines, en sucre et en calories.
– Et donc, grâce à Yuka, tu rapportes de Franprix un pack d’eau minérale et un paquet de boulgour et tu penses qu’on va tenir la semaine avec ça ? Génial !
– C’est pour notre équilibre nutritionnel, Mon Amour. Aucun des produits habituels n’obtenait une note supérieure à 50/100. Je ne les ai donc pas achetés. Il faut revoir notre logiciel de consommation. On doit penser durable et inclusif. Le XXIe siècle sera…bla-bla-bla…
Les hommes. Cette façon de parler comme des keynotes dès que leur sens pratique est mis en cause. You can’t do it ? Teach it*.
– Tu veux dire qu’aucun des articles que tu as scannés avec ton truc n’a eu la moyenne ?
L’époux 2.0 prend d’un coup l’air gêné.
– Ben, le jambon Serrano cinq tranches de la marque Manuel de Montejo obtient la note de 1/100 : trop salé, trop de graisses saturées. Les Danette, 39/100 : trop riches en additifs, je ne les ai pas prises.
– Et du fromage, tu as acheté du fromage ?!
– J’ai essayé la Cancoillotte, 8/100 tu te rends compte ? Trop de sel, trop d’additifs, trop de graisses saturées, un poison ! Même les biscuits du Dr Dukan au son d’avoine, je pensais que ce serait bon, ben non : 48/100 ! – Et du miel, tu as pensé à acheter du miel ? – Ah non, Yuka dit que c’est trop sucré. – Et du beurre ?
– Ah non, Yuka dit que c’est gras.
– Et des légumes ?
– Euh, non car il fallait faire la queue.
– Ah. C’est aussi Yuka qui t’a dit “Y’a la queue donc tu n’achètes pas de légumes ?” Et ça, c’est quoi ?
– Un bracelet connecté. Dès l’ouverture du frigo, il t’indique combien de pots de ketchup ou de Nutella il te reste. C’est l’avenir de la logistique domestique.
– Donc en clair, tu rapportes à peine de quoi nourrir ta famille pendant une heure, tu as la flemme de faire la queue devant le pèse-légumes ; en revanche, la moindre connerie connectée qui rejoindra à coup sûr ton placard-cimetière-à- épaves électroniques, tu l’ achètes.
Il prend cet air insupportable qui le fait ressembler au chien que je lui ai offert à la mort de son père. Il est consternant, en dépression un jour sur deux, en état de surexcitation le reste du temps, postant sur Instagram tous les faits et gestes de sa vie. Il a même ouvert un compte sur lequel il partage chaque semaine une photo de sa calvitie.
Ce type, c’est le développement durable de ma fatigue. Et ce n’était pas marqué sur l’emballage quand on s’est rencontrés. Parfois, je me demande ce que j’aurais fait si une application Yuka « spécial hommes » avait existé. Aurais-je dépisté en lui trop de gras et pas mal de protéines ? Du cholestérol ? Assurément. Aurais-je couché le premier soir ? Aurions-nous eu deux filles ? Serions-nous partis faire tous ces voyages ? Aurais-je acheté le chien pour lui donner « un fils » comme il dit souvent en larmoyant ?
Qu’aurais-je décidé s’il y avait eu un Yuka pour choisir l’homme de sa vie ? Voilà une question que je préfère ne pas me poser au bout de vingt-deux ans de vie commune. Soit 1 122 pleins à la supérette.
On ne peut pas tout scanner dans la vie. C’est peutêtre mieux ainsi. * Vous ne savez pas le faire ? Enseignez-le…