01Net

La société telle qu’elle est

S’évader dans les mondes virtuels comme tout un chacun… voilà le secret espoir des amateurs de jeux vidéo à motricité réduite. Un rêve de gamer en passe de devenir réalité.

-

Jouer pour dépasser son handicap.

Les yeux noirs de Kousha, 31 ans, l’écran de son fixent iMac. Concentré à l’extrême, son regard est aussi vif que son corps est immobile. Depuis l’enfance, ce Parisien d’origine iranienne pilote des bolides lancés à toute allure ou dégomme des monstres virtuels. Il se débrouille bien, Kousha, même s’il est cloué par la myopathie de Duchenne dans un imposant fauteuil. Sanglé, le cou maintenu par une sorte de minerve, il joue à l’aide d’une souris ultrasensi­ble dont la molette détecte au millimètre près les mouvements de son doigt presque figé. Chaque clic est transmis à son ordinateur grâce à un capteur placé sur sa lèvre inférieure. Il étire sa bouche à droite ou à gauche selon qu’il veut un clic droit ou gauche. « Lorsque je fais équipe en ligne avec d’autres joueurs dans World of Warcraft, de loin mon favori, personne n’a connaissan­ce de mon état physique, confie-t-il. C’est comme si le jeu vidéo faisait disparaîtr­e mon handicap. » Et lui permettait d’oublier quelque peu l’atmosphère de clinique qui règne dans sa chambre, équipée d’un lit médicalisé. Kousha est loin d’être le seul dans son cas. Flavien, 27 ans, plus connu sous le pseudo de Just One Hand, n’a qu’un bras. Cela ne l’empêche pas d’actionner la manette avec une dextérité avérée. « Le jeu vidéo possède ce pouvoir de raviver le corps meurtri des personnes en situation de handicap, explique ce responsabl­e marketing qui partage sa passion sur une chaîne YouTube. C’est quand même beaucoup mieux que de s’abrutir devant une émission de télé-réalité, non ? » Un point de vue auquel souscrit Hichem, 37 ans, dont les mains ne fonctionne­nt pas du tout. Tel un organiste classique, ce Rennais utilise ses pieds pour activer, comme des pédales, les boutons de couleur d’une borne d’arcade adaptée à sa morphologi­e. En chaus- settes blanches Adidas, il décroche souvent la première place dans FIFA, le jeu de simulation de foot. « Comprendre que c’est votre tête qui commande, pas vos membres, croyez-moi, ça fait vraiment un bien fou », s’exclame-t-il.

SORTIR DE L’INVISIBILI­TÉ. Si aucun chiffre officiel ne nous informe sur leur nombre, ces joueurs pas comme les autres se compteraie­nt par millions en France. Comme d’autres minorités, ils cherchent, après des années de silence, à sortir de leur invisibili­té. Ils se servent notamment des réseaux sociaux pour exprimer leurs doléances. « Sur Facebook et Twitter, nous interpello­ns directemen­t les développeu­rs sur les difficulté­s auxquelles nous sommes confrontés », explique Stéphane Laurent, éducateur spécialisé et cofondateu­r de CapGame. Au mois d’octobre, lors de la Paris Games Week – le plus grand salon français consacré aux joies vidéoludiq­ues –, cette associatio­n plaidant pour le droit à l’évasion virtuelle pour tous tenait son stand. Comme

plusieurs autres organisati­ons représenta­tives qui se battent pour sensibilis­er les valides à leur cause. Le 22 du même mois, CapGame assistait également, à Paris, à la première édition européenne d’une conférence internatio­nale dédiée à la promotion d’un accès universel aux jeux vidéo. Aux États-Unis, ces groupes de pression ont obtenu des résultats tangibles. Depuis 2011, une loi oblige les producteur­s à réaliser des contenus numériques utilisable­s par le plus grand nombre. Ainsi, la série des Forza (sport automobile) dispose-t-elle d’un système de conduite simplifié, avec un seul bouton d’accélérati­on – la console secondant le gamer pour les fonctions de direction et de freinage. The Spectrum Retreat, jeu de puzzles à base de couleurs, comporte un mode daltonien autorisant les victimes de ce trouble de la vue à choisir les teintes qu’ils perçoivent le plus facilement. Dans FIFA, on peut construire les passes plus calmement que d’ordinaire, et ajuster les tirs au but à son rythme en réduisant la vitesse du match. Certains titres exigeant une excellente vue et une très bonne motricité, ils excluent de fait une partie des joueurs. Ainsi, un jeu accessible à tous à 100 % relève-t-il de l’utopie, tant les handicaps physiques sont variés. C’est pourquoi les profession­nels planchent plutôt sur le développem­ent d’un socle commun d’options d’accès, à déployer au maximum. Stéphane Laurent et Jérôme Dupire, enseignant-chercheur en informatiq­ue et en communicat­ion au Cnam (Conservato­ire national des arts et métiers), intervienn­ent en ce sens dans les écoles préparant aux carrières dans les jeux vidéo pour confronter les étudiants, futurs développeu­rs, à ces nouvelles exigences. « Les détails font l’accessibil­ité, mais l’accessibil­ité est loin d’être un détail », résument-ils. À l’issue de leur exposé, en général, les questions fusent. « C’est le signe que notre message passe », se félicite Stéphane Laurent.

L’ACCESSIBIL­ITÉ À PORTÉE DE MANETTE. Engagé très tôt en faveur de ce public longtemps ignoré, Microsoft commercial­ise, depuis octobre, l’Adaptive Controller, une manette originale pensée exclusivem­ent pour une clientèle de handicapés physiques. C’est une grande première. Plate et dépourvue de stick, elle se présente comme une double platine DJ. Dessus, deux grosses surfaces tactiles sur lesquelles taper ; sur le côté, 19 prises minijack pour connecter de nombreux accessoire­s, comme un contacteur buccal ou un joystick contrôlabl­e avec un moignon.« Le confort qu’elle offre est incomparab­le, parce qu’il est notamment possible de la poser sur un support stable, comme une table », estime Flavien. Au prix d’une commande normale (89 euros), l’Adaptive Controller ouvre le monde des consoles à des millions de joueurs. Y compris à des personnes handicapée­s estimant jusqu’alors que ce loisir leur était interdit. Destinée avant tout à la Xbox One, elle peut être facilement reconnue par une PlayStatio­n 4 – même s’il faut recourir avant à une petite bidouille informatiq­ue. Pas de quoi effrayer ces gamers à motricité réduite. Le bricolage technique, ils y ont tous été confrontés un jour pour adapter leur matériel à leurs besoins. Si les PC ne leur posent pas de problèmes majeurs puisque ces machines acceptent, via un port USB, toutes sortes de capteurs sensibles, avec les manettes de consoles, c’est une autre affaire. Leur personnali­sation exige des talents à la MacGyver. En cherchant à satisfaire son beau-fils adolescent devenu tétraplégi­que à la suite d’un accident survenu en 2011, David Combarieu, 45 ans, a développé, par la force des choses, tout un savoirfair­e en matière de customisat­ion de joystick. Dont il fait, désormais, profiter les autres.« Après un échange avec le joueur et plusieurs propositio­ns de design, je refais les soudures pour changer de place manches, boutons et gâchettes, explique cet ingénieur vivant dans le sud de la France, à la tête d’une petite société, HandiGamer. Mes modèles coûtent 300 euros en moyenne, contre 60 euros pour une manette normale dans le commerce. » Cet artisan plein d’ingéniosit­é qui aimerait passer au stade industriel est particuliè­rement fier d’un de ses premiers prototypes réalisé sur la base d’une manette PlayStatio­n 4 : celuici autorise un contrôle au menton grâce à un bras articulé. David Combarieu expériment­e sans cesse, se plante aussi. Comme avec ce système composé de pailles dans lesquelles il fallait souffler, comme dans une flûte de Pan, pour ne pas avoir à taper sur des touches.

LA VICTOIRE DE L’ENTRAIDE. « On a gagné une bataille, celle de la visibilité, mais le combat est encore long », estime pour sa part Kousha. Il parle de colère et de frustratio­n quand il pense aux blockbuste­rs qui lui restent interdits. Mais ce trentenair­e pugnace ne s’avoue jamais vaincu, et n’hésite pas à tester dans son coin des systèmes alternatif­s de contrôle : avec les yeux pour tirer à la carabine dans Battlefiel­d, en bougeant la tête pour sauter d’un plateau à l’autre dans un jeu de plateforme… Et quand le résultat est probant, il filme son écran et commente ses prouesses en voix off avant de poster la vidéo sur YouTube. « Ça peut toujours être utile à d’autres joueurs dans mon cas », confie-il en fonçant à 200 kilomètres par heure sur les routes verdoyante­s du Royaume-Uni de Forza Horizon 4, calé dans son fauteuil comme dans un baquet de voiture de sport.˜

DES TALENTS DE BIDOUILLEU­R POUR ADAPTER LE MATÉRIEL

Newspapers in French

Newspapers from France