La chronique de David Abiker
J’ai bien failli lancer un mouvement intitulé #BalanceLesCrocs et je ne l’ai pas fait. Voici pourquoi. Tout commence dans le bois de Boulogne, le 14 novembre dernier, où je joue à la balle avec mon chien. Or celui-ci est à l’agressivité ce que Gandhi fut à la non-violence. Manque de pot, il se met en tête d’aller renifler le cul d’un congénère plus gros que lui. Un modèle énorme, blanc et trapu, dont j’ignore la marque. Tenu en laisse, le molosse saute sur l’inconscient et lui plante ses crocs dans l’échine. Cela dure trente secondes. Les trente secondes les plus longues de ma vie de maître. Trente secondes de hurlements du mordu et de grognements déterminés du mordeur. Ils finissent par se séparer. Bilan de l’opération, une anesthésie d’une heure pour le mien, des points de suture et deux abcès qui se résorberont en quinze jours. LÉGAL, MAIS IMMORAL. Entretemps, le maître de l’assaillant me laisse son 06 pour que je lui donne des nouvelles. Soi-disant. Ce que je fais. Mais très vite, l’homme, auquel j’annonce une note de 700 euros en frais vétérinaires, m’explique que les chiens doivent être tenus en laisse. Il a raison, c’est le règlement. Il admet qu’il n’a pas eu le temps de mettre une muselière au sien, ce qui prouve qu’il le savait dangereux, mais c’était à moi de retenir le mien. Pourtant, je crois qu’on doit encore pouvoir jouer à la baballe avec son chien sans qu’il soit attaqué par un animal agressif. Mais ce que j’ai le plus de mal à digérer c’est qu’aussitôt après l’attaque, le propriétaire de l’agresseur m’explique, qu’en vertu des textes, les torts étaient partagés et que c’était « 50-50 ». Les chiens ne sont pas des voitures, que je sache. Cette remarque, faite une minute après le carnage, est abjecte. Juridiquement admissible, moralement odieuse. Alors, j’ai cherché qui était ce Pierre-Yves C. Un entrepreneur, titulaire de comptes Twitter et LinkedIn. Très vite, mes amis m’ont encouragé à le balancer sur le Net, à prendre la tête d’un mouvement contre les propriétaires de cabots hargneux. À pratiquer le Name and Shame, autrement dit le « nommer et (lui) faire honte ». Je me suis longuement interrogé. J’aurais pu écrire cette chronique sans risque d’être attaqué pour diffamation. Jeter son pedigree en pâture à mes lecteurs, à mes followers, à mes friends, à la terre entière. Le blesser et planter mes crocs dans sa bonne réputation. RESTER DIGNE. Je ne le ferai pas. Diffuser son identité assortie du hashtag #BalanceLesCrocs, ce serait m’asseoir sur deux mille ans de civilisation. Balancer Pierre-Yves C. reviendrait à nier la notion de droit, de vie privée, de médiation, de négociation ou, tout simplement, cela me priverait de la possibilité de poursuites judiciaires. Se répandre contre quelqu’un sur Internet (je ne parle pas des marques et des personnes morales) équivaudrait à admettre qu’on peut se faire justice soi-même. Transformer ma colère personnelle en loi universelle serait considérer que le sort de mon chien vaut plus que les règles établies pour résoudre les conflits de la vie en société. Car, après le Name and Shame, qu’arriverait-il? On retournerait à l’époque de la massue à la sortie de la caverne? On égorgerait soimême l’animal coupable ? Puis, par la même occasion, on réglerait son compte au propriétaire? J’ai donc décidé de ne pas le balancer. Peut-être lui textoterai-je cette chronique pour qu’il s’y reconnaisse. J’ai lu que les chiens ne perçoivent pas leur reflet devant un miroir. Les hommes ont, paraît-il, cette faculté de savoir se regarder dans une glace. Parfois, je me pose la question.
Chroniqueur radio, Internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets (@davidabiker sur Twitter).
# BALANCELESCROCS POUR EN FINIR AVEC LE NAME AND SHAME