KARL ET LES GILETS JAUNES
Pour finir l’année en beauté, rien de mieux qu’une petite devinette destinée aux amateurs de logique tortueuse. Il y a tout juste dix ans, qui remportait le Grand Prix des meilleures campagnes de communication? Premier indice : l’affiche usait d’une technique publicitaire dite de « disruption » consistant à associer deux éléments issus d’univers tout à fait étrangers afin de marquer les esprits. Autre coup de pouce : elle mettait en scène un accessoire qui devenait alors obligatoire dans les voitures, servant à protéger un conducteur en rade au bord d’une route. Ultime tuyau, la brassière en question s’est imposée en 2018 comme le symbole de ralliement d’une France en panne. Vous avez trouvé? C’est une affiche de la Sécurité routière(1) montrant Karl Lagerfeld, incarnation du luxe vestimentaire et des fins de mois qui n’arrivent jamais, vêtu du fameux gilet, à côté de cette déclaration : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie. » Aujourd’hui, on rit… jaune.
Ce mouvement que nul ne sait quantifier, ni qualifier, fait l’objet de tentatives de récupération. À gauche, on y voit l’emblème de la dénonciation d’une injustice sociale. À droite, on y décèle la marque d’une révolte antifiscale. En définitive, seuls les « gilets jaunes » portent leurs doléances originelles : se faire entendre au milieu du bruit de notre époque. Leur démarche? Pas de chefs (esprit start-up), des open spaces pour se réunir (les ronds-points), des moyens de communication modernes (les réseaux sociaux) et une union transcendant les clivages entre générations (à l’image du couple présidentiel). De la pure « disruption » au sens de l’inventeur du concept, Jean-Marie Dru(2), qui le définit comme une méthodologie pour casser les conventions et innover. Sans que l’on s’en rende compte, cette mobilisation a touché au but : le président (nous) invite à de grands débats pour qu’émergent des propositions d’avenir. À l’heure des voeux et des résolutions, en voici deux. Primo, la création d’un revenu pour les parents au foyer s’occupant de leurs enfants car, après tout, n’est-ce pas le plus précieux des métiers? Secundo, la revalorisation des pensions minimales de retraite car, comme l’exprime Marie de Hennezel(3), « l’hiver est le trait entre deux printemps. La vieillesse est le trait d’union entre deux générations ». On risque d’avoir besoin de la sapience de nos aînés pour envisager le futur.
Hier encore, Xavier Niel, le patron de Free, « disruptait » une activité bourgeoise et repue, cassait ses pratiques comme ses tarifs. En choisissant cette société qui « [redonnait] du pouvoir d’achat », de nombreux internautes pensaient avoir tout compris. Et la concurrence dut s’aligner. Résultat, les coûts d’accès aux services télécoms, commodité essentielle du XXIe siècle, sont en France les plus bas d’Europe(4). Mais pour combien de temps? Profitant du développement de la fibre et de la « technophagie » des citoyens de la consommation, Free fait volte-face en 2019 et sale ses additions. Assez pour se placer subitement en tête des FAI les plus avides d’espèces sonnantes et trébuchantes (lire p. 42). De quoi donner des idées aux autres et grever les porte-monnaie des possesseurs de gilets jaunes, soit une quarantaine de millions de Français. En ce moment, sur les réseaux sociaux, Karl est souvent cité. Pas le couturier allemand, mais son compatriote Marx : « Moins vous êtes, plus vous avez… Ainsi toutes les passions et toutes les activités sont englouties dans la cupidité. » À méditer au coin du sapin, avec cet aphorisme du directeur artistique de Chanel : « Le régime est le seul jeu où l’on gagne quand on perd. »