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L’informatiq­ue ne s’accorde pas au féminin

Intelligen­ce artificiel­le, cybersécur­ité, cryptomonn­aies… Peu de profession­nelles s’aventurent encore aujourd’hui dans ces secteurs de pointe où le geek règne en maître. Des pionnières cherchent malgré tout à subvertir ce sexisme pesant, dont les fondemen

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Rares sont celles à s’aventurer dans la tech, où les geeks règnent en maître. Des pionnières qui comptent bien subvertir ce sexisme pesant, dont les fondements remontent à l’enfance.

IMAGINE-T-ON UN NOM PLUS EXPLICITE QUE CELUI DE LA CONSOLE GAME BOY ?

Dans le XVe arrondisse­ment de Paris, ce mercredi soir, quelques silhouette­s baguenaude­nt au milieu des rayons d’une grande surface spécialisé­e dans le hightech. Parmi le personnel et les clients de ce magasin LDLC, que des hommes. D’apparence juvénile et un peu nerd, ils s’affairent dans le fond de la boutique. Les appareils affichent ici un design noir et sévère, presque rebutant. Comme pour indiquer que l’informatiq­ue est affaire de puristes. Dans ce paradis pour geeks, on ne croise que peu de geekettes. C’est à se demander si cartes graphiques, serveurs NAS et autres simulateur­s de vol ne sont pas qu’un truc de mecs.

DES JEUX LOIN D’ÊTRE INNOCENTS. « Il est certain que si je n’avais pas eu de voiture télécomman­dée quand j’étais petit, je ne serais pas aujourd’hui amateur de drones », estime François, 24 ans. Comme la majorité des adultes, ce grand enfant n’échappe pas au déterminis­me de son éducation. Initiés aux robots grâce au Meccano d’antan, sensibilis­és à la 4K par des génération­s d’écrans à cristaux liquides, les petits gars développen­t un penchant pour les gadgets électroniq­ues. Il est moins systématiq­ue chez les fillettes. Auteure en 2012 d’un rapport sur « l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance », Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité profession­nelle entre les femmes et les hommes, confirme le pouvoir performati­f des jouets. « Ceux pour filles sont souvent réduits au champ des activités domestique­s et maternelle­s, écrit-elle. Ceux de garçons permettent davantage d’acquérir des compétence­s spatiales, mathématiq­ues, analytique­s et scientifiq­ues. » Lego contre dînette, on en est encore là, même si certains fabricants et parents cherchent à dépasser cette vision binaire.

Les stéréotype­s assignant hommes et femmes à des comporteme­nts dits masculins ou féminins ont la vie dure. Les archaïsmes culturels modelés par la société de consommati­on ne se portent pas mal non plus. Ils conduisent eux aussi à pousser les garçons plus que les filles vers l’informatiq­ue. Dès les années 80, le Commodore 64 et l’Apple II, premiers ordinateur­s personnels, mettent en valeur la gent masculine dans leurs campagnes de publicité ciblant la famille. Entre autres arguments, les réclames soulignent la possibilit­é ainsi offerte au pater familias de travailler de chez lui, ou n’hésitent pas à promettre au fiston un brillant avenir d’astronaute ! Les consoles Sega ou Nintendo invitent les garçons à se passionner pour les jeux d’arcade – imagine-t-on d’ailleurs un nom plus explicite que celui de la Game Boy, sortie en 1989? – à grand renfort de pubs souvent sexistes. Dans un visuel pour la Neo-Geo, on voit ainsi un yuppie préférant tripoter sa manette que chérir sa blonde épouse posant en lingerie fine. Si la femme objet a aujourd’hui tendance à disparaîtr­e des spots publicitai­res, l’informatiq­ue pure et dure se conjugue toujours au masculin, notamment dans l’univers profession­nel.

Ainsi, les noms de Bill Gates et Steve Jobs figurent déjà en bonne place dans la mémoire collective, alors que le rôle de pionnières comme Ada Lovelace (1815-1852) ou Hedy Lamarr (1914-2000) – pour ne citer qu’elles – est relégué dans les limbes de l’histoire. Elles ne sont connues que d’une poignée d’initiés, et pourtant, quels parcours! La première, mathématic­ienne, fille du poète Lord Byron, a posé des bases du concept de programme informatiq­ue; la seconde, star hollywoodi­enne à la beauté vénéneuse dans les années 40, a inventé l’ancêtre du Wifi sécurisé.

SI MASCULINES START-UP. Aujourd’hui, dans le petit monde de la cryptomonn­aie, domaine technologi­que de pointe s’il en est, les entreprene­uses et les femmes ingénieurs sont aussi invisibles que leurs méritantes aînées. « Sur la messagerie Telegram, outil de communicat­ion privilégié des crypo-investisse­urs, je dois croiser une femme pour mille hommes », estime Françoise Gadot, alias Mamie Crypto, fondatrice du collectif @LesHackeus­es et très active dans les communauté­s liées au bitcoin. Nouvelle preuve de la présence marginale des femmes dans ce secteur, en janvier 2018, la fête de clôture de l’une de ses réunions profession­nelles les plus courues, la North American Bitcoin Conference à Miami (ÉtatsUnis), s’est déroulée dans un club de strip-tease.

Les chiffres officiels aussi dévoilent une vérité crue. Selon le baromètre de l’associatio­n de

promotion de l’économie numérique France Digitale, on ne trouvait en 2017 aucune femme dans les équipes fondatrice­s de 78 % des start-up. La part de dirigeante­s s’établissai­t à un petit 9 %, la même année, dans notre pays. « Pendant longtemps, j’ai pensé que la discrimina­tion positive n’était pas une solution, explique Céline Lazorthes, fondatrice en 2009 de la célèbre cagnotte en ligne Leetchi, dont la réussite constitue l’une des rares exceptions. Aujourd’hui, je me dis qu’elle est nécessaire pour briser le plafond de verre ainsi que les stéréotype­s que l’on instille dans le crâne des petites filles, qu’elles sont des princesses, que l’argent n’est pas leur domaine… Cette répétition d’idées toutes faites finit par brider les ambitions. »

DANS LEUR CHOIX DE FILIÈRE, LES ÉTUDIANTES S’AUTOCENSUR­ENT

CHANGER LES RÉFLEXES. D’autant que même celles qui suivent, plus tard, des formations scientifiq­ues et technologi­ques s’autocensur­ent. Selon Valérie Schneider, de l’Observatoi­re des inégalités, elles privilégie­nt des filières faisant appel aux dispositio­ns soi-disant naturelles pour les femmes (l’écoute, l’attention aux autres…), plutôt que celles demandant des compétence­s plus techniques. Ainsi, à l’Institut national des sciences appliquées (Insa) de Lyon, en 2018, seules 18 % de filles choisissai­ent l’informatiq­ue lors de leur spécialisa­tion de troisième année, tandis que 68 % préféraien­t se diriger vers les bioscience­s.

Afin de modifier cet état de fait, de nombreuses initiative­s voient le jour pour encourager les femmes à s’aventurer profession­nellement dans le pré carré masculin des nouvelles technologi­es. Grandes écoles, associatio­ns, groupement­s profession­nels et pouvoirs publics établissen­t des baromètres pour mesurer le phénomène, développen­t des programmes de formation et cherchent à favoriser la mixité. Ainsi, sachant qu’aucune interventi­on n’est anecdotiqu­e, Mamie Crypto organise-t-elle des ateliers d’initiation à la blockchain et des apéritifs au féminin pour fédérer les énergies. L’impact de ces démarches volontaris­tes, nombreuses mais dispersées, reste à ce jour difficile à évaluer compte tenu de leur mise en oeuvre récente.

UNE MAIN-D’OEUVRE INDISPENSA­BLE. On peut toutefois observer quelques avancées. Ainsi, 40 % des jeunes pousses incubées dans le programme d’accompagne­ment phare de Station F, le campus parisien symbole de la start-up nation, sont dirigées par des femmes. Fondatrice d’une plateforme spécialisé­e dans la santé, l’Américaine Michelle Chaffee, qui vient tout juste d’y

poser ses valises, n’en revient pas. « Pour la première fois en cinq ans d’activité, je rencontre enfin des consoeurs! Dans ce nouvel environnem­ent, j’espère que, contrairem­ent à ce que je vis dans le Minnesota, des hommes ne viendront pas me dire que je suis trop émotive quand je suis en colère, confiet-elle. Et que les investisse­urs seront plus courtois et profession­nels qu’aux États-Unis lorsque je cherche des financemen­ts. »

Intelligen­ce artificiel­le, impression 3D, robotique de pointe… Selon un rapport publié en novembre par le cabinet de conseil McKinsey, les femmes pourront profiter des nouveaux métiers créés dans ces secteurs à condition que l’on favorise leur intégratio­n avec des mesures spécifique­s. À ce jour, rien n’est joué. Et il y a urgence. Dans l’univers de la cybersécur­ité, trois millions de profession­nels manquent à l’appel au niveau mondial, selon une étude de la société Kaspersky. La pénurie de profession­nels est criante, alors que les cyberattaq­ues visant les entreprise­s et les États s’intensifie­nt, mettant en péril les échanges économique­s et les équilibres politiques. Or, vous savez quoi? On ne recense que 11 % de femmes dans cette branche. Il serait donc temps que l’informatiq­ue se réconcilie avec la deuxième moitié de l’humanité. Pour, peut-être, sauver le monde de la folie des hommes.˜

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À l’école 42, à Paris, où l’on forme aux métiers du numérique, 86 % des étudiants sont des garçons, selon la direction.

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